Périph
argenté, givre brillant, guirlandes de phares rouges et jaunes et
blancs dans la brume des pots d’échappement, la moto trace dans la
nuit à travers les automobilistes au pas, j’ai trois blousons,
deux pantalons, trois paires de chaussettes, deux paires de gants, il
doit faire moins dix, l’air gelé pénètre le casque, le nez
dégouline sous la cagoule, les doigts au bout des freins et de
l’embrayage s'ankylosent. Sortie Porte de Clignancourt, les
voitures s’entassent au carrefour, les accès à la station de
métro sont fermés, aucun bus ne circule, les piétons marchent en
longues files déliées sur le trottoir ; sur le boulevard, au
milieu des voitures, j’invente un chemin parmi le labyrinthe de
pare-chocs, trouve une voie jusqu’au studio. Coup d’épaule dans
la porte capitonnée, cymbales et caisse-claire sous le bras, bières
dans les poches, Sacha sur l'accordeur, Aurélien une canette à la
main, ne s’attendaient pas à me voir, s’en félicitent, j’ai
emprunté la moto de mon frère, c’est le bordel pour venir
jusqu’ici. Je me déleste de l'équipement, on fait quoi ce soir ?
le répertoire, je n’ai pas eu le temps de bosser tous les
morceaux, pas de problème, ça me va, je règle la batterie, vire
deux pieds, un tom, descends une bière, balance générale, le
volume c’est OK. On commence par Del Silencio,
avec l'intro cassée, l'ouverture ample, sa violence contenue, je
cogne dur, faut que ça sonne sinon ce n’est pas la peine, signe de
tête d’Aurélien pour me rappeler le break, Sacha en embuscade,
tunnel sonore, retour à la surface, le morceau se déploie, prend
son envol, le son enfle, rempli la pièce, les mesures se déroulent ;
fausse agonie, soubresauts de notes et de crashs, on enchaîne avec
Flesh,
trop rapide, trop pop pour moi, je suis à la traîne, récupère le
temps sur les syncopes du refrain, les doigts tirent un peu, les
avant-bras chauffent, il faut que je respire correctement, j’imagine
la voix absente, me laisse porter par elle. Longue gorgée de bière,
c’est L’heure Vide,
la
basse commence, bondissante, la batterie dessus est une évidence, la
rythmique forme un bloc compact que la guitare survole, harmonique,
pour s’y recoller ensuite, abrasive. L’alcool chauffe le sang,
les pieds se font plus véloces, les pédales répondent mieux, comme
si le métal chauffé devenait plus flexible, même sensation avec le
bois des baguettes, il paraît plus souple, se transforme peu à peu
en extension naturelle des mains, en prolongement agile des doigts.
Sacha est arc-bouté sur sa guitare, éructe les accords saturés,
détache une à une les notes claires, replonge tête-bêche dans la
saturation, Aurélien, menton sur la clavicule, les yeux rivés sur
le manche, ondule sur la basse. Une baguette qui casse, encore une,
je cercle trop les coups, j’en saisis une autre avant qu’ils ne
s’en rendent compte, le dos se dénoue, je ne me contente plus de
marquer le temps, je le crée : c’est une matière élastique
que je modèle pour le soumettre aux autres. Nouveau morceau, le son
monte encore, Sacha est pris de convulsions, libère dans des spasmes
des cris stridents qu’il broie sous le pied à la pédale, Aurélien
martyrise ses cordes, se livre lui aussi à la distorsion, jette des
regards de petit diable, il ricane, me désigne d’un mouvement de
sourcils Sacha qui part en torche. Les éléments de la batterie sont
maintenant des organes du corps, tout bouge en moi, s’agite, je
suis fait de peaux et de cerclages, de vis et de bois travaillé, de
ressorts et d’écrous, je sonne, je tonne, je tempête ; la
grosse-caisse résonne dans le ventre, les toms dans les côtes, la
caisse-claire frappe la tête, les cymbales vrillent les oreilles,
tout vibre et tremble, je sue, c’est du sport, de la mécanique, de
la sorcellerie. Sacha, bouche écumante, se révulse, la basse est
trop forte, tout comme la batterie, à cette allure on finira tous
sourds, la chaleur a gagné le studio, c’est une fournaise, on
dégouline de partout, la sueur pique les yeux, brûle la peau, rend
les instruments poisseux, c’est un enfer, un haut-fourneau en plein
hiver, je frappe, je pilonne, Aurélien martèle, Sacha a cassé une
corde, l’arrache du poing, continue comme si de rien n'était ;
les gamelles des amplis au bord de la rupture vrombissent, le morceau
se termine dans une apocalypse de larsens et de dissonances, coups de
pieds sur les pédales, le silence se fait, les amplis ronflent, les
oreilles sifflent. Changement de corde, ré-accordage, la lumière
est trop crue, je dévisse une ampoule pour Duende,
le gros morceau du répertoire, selon Kader un fado, pour nous un
flamenco impossible. Je reprends mon souffle, Sacha ouvre, accords
tendus, les poils se dressent sur les bras, la nuque, Aurélien
frotte les cordes au zippo, ça grince, gémit, implore, la tension
grimpe à chaque mesure, tonnerre, déflagrations, cavalcades de
coups, détonations, je roule, percute à contretemps, démembré,
laisse filer, Aurélien a posé le briquet, reprend le médiator, va
entrer pour de bon, et moi avec lui, je saisis les baguettes, à
l’envers pour qu’elles aient plus d’attaque, encore un instant,
derniers regards, ça éclate, on est déjà à fond, Aurélien et
moi matraquons la cadence, soudés l’un à l’autre, les médiums
acérés découpent le sternum, ouvrent le torse en deux, touchent
droit au cœur ; les basses secouent les intestins, retournent
l’estomac, c’est un raffut, une furie, de la sauvagerie. Sacha
descend sur le manche, la guitare hurle, la peau se rompt, la chair
se tord, libère les nerfs à vif ; le rouge envahit la pièce,
le feu a pris, Sacha ne touche plus le sol, il lévite au-dessus
porté par le son, je tape plus fort, je suis au maximum, je cogne
encore plus dur, accélère, je ne peux pas lâcher le moindre lest,
les articulations des index et des poignets me font mal, les mains
cuisent sous le frottement du bois, des crampes naissantes me
tétanisent les muscles ; il faut tenir jusqu’au bout, jusqu’à
la rupture s’il le faut, le tom-basse s’écroule, un pied a cédé,
le tilter ne tient plus depuis longtemps, la ride incontrôlable se
déforme sous les coups, la crash virevolte dans tous les sens ;
les peaux distendues ne me renvoient plus les baguettes, elles
s’enfoncent, frappent les cerclages, glissent au bout des doigts,
le sang gicle, j’ai dû m’ouvrir quelque part sur le métal, on
bastonne, à s’en rompre les os, le sol tremble, je ne vois plus
rien, le feu sort de mes poumons, râles de soufre, cri asphyxié,
final en apnée, le cœur tambourine contre la poitrine, prêt à
jaillir, galop de la grosse-caisse, crescendo infernal, le vacarme
explose, se fracasse contre les murs. Résidus de vibrations,
résonances, silence ahurissant, moucheté rouge sur la peau blanche
de la caisse-claire, tympans douloureux, persistance suraiguë à
l’oreille gauche, quelqu’un reveut une bière, hébétude, quelle
version, majeur ouvert, ils ont des pansements à l’accueil, quand
est-ce que Kader doit arriver ? pas eu au téléphone, jusqu’à
quand les grèves ? comment ça pèle, pour le concert ça
risque d’être galère, finalement Alain n’est pas passé, il
devait nous montrer les affiches, je revisse le tom, range les
cymbales, me rhabille, tu viens au bar avec nous ? mon oreille
siffle vraiment.
Extrait de La course aux étoiles, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible