mercredi 30 mars 2016

Jusqu'au bout -1 -




        Hagard au milieu des arbres et des bancs, cherchant inutilement un endroit où se poser, se reposer. Chaque pensée rebondit vainement sur l’écorce démultipliée des platanes dispersés. Fatigue incommensurable, sentiment familier de totale vacuité, de vacuité intime jusqu’à la perversion. Comme un trou dans un tronc, une béance sans nom à la place du thorax. La métaphore de la perdition dans la forêt se dévoile : chaque arbre est un obstacle au regard, au sens de la direction, à la perspective. Plus à l’aise en plein désert. Rien ici ne peut offrir de prises : pas un lien, une accroche ou de repère possible. La diversion ? le divertissement ? la consolation ? Regarder en face, sans trembler, le vide au-dessous de ses pieds. Pas de bar, de fille ou d’ami capable de recouvrir ça. Plusieurs égarements de plus, des heures d’errances de trop, subterfuges inutiles, on ne vient pas à bout de la lassitude par la fatigue. Avoir le courage de cette faiblesse, la bravoure de son abandon. Tout est dénué de sens et sans conséquence, porter ses brillantes conclusions à leur ultime déduction : cet aplomb désespéré est, lui aussi, absurde. Redevenir léger, sensible, prendre la gratuité pour une richesse, le renoncement pour de la révolte, le détachement pour une libération. Faire, sans le savoir, l’expérience du nihilisme.




Extraits du recueil Futurs contingents
paru aux éditions de L'irrémissible 



mercredi 23 mars 2016

Le mal-aimant - Dernier extrait



        Tu veux vraiment pas de vin ? Je mets la main sur le verre, remercie Erwan, j’ai été malade comme un chien pendant trois jours après le départ de Béatrice, le mal de reins, ce n’était pas que la baise forcenée, le foie aussi en a pris un coup, je n’arrive plus à écrire, la lecture elle-même est devenue difficile, je n’ai plus de concentration, et la fatigue musculaire se fait même sentir en répétition, je n’ai plus de souffle derrière les fûts. Je me ressers de l’eau, que j’avale en grimaçant, et toi avec Telma, ça en est où ? franchement je ne sais plus, tu sais être avec une fille pareille, ça demande tellement d’énergie, j’imagine aisément, les allers-retours commencent à nous épuiser, avec tout ce qui peut se passer entre, enfin l’amour à distance tu sais ce que c’est. La distance oui, l’amour… Quand est-ce que vous allez vous revoir avec Béatrice ? c’est à moi d’aller à Amsterdam, super, mouais, ça a pas l’air de t’emballer, pas plus que ça non, je lui ai laissé entendre que les retrouvailles à Dam pourraient être les dernières, elle est pas mal accro et je me vois mal continuer dans ces conditions, Erwan soupire, encore une malheureuse qui ira pleurer au téléphone auprès de Ben, remarque après Esther ça me fera des vacances. La télé est allumée sur Arte, La dernière tentation du Christ vient de commencer, ça tombe bien, ni Erwan ni moi n'avons vu ce film. 
   Je décline la proposition de rouler un pétard, ces temps-ci je préfère avoir les idées claires, et puis on n’a pas forcément besoin de ça pour être à l’aise. De tous les amis, Erwan est certainement celui que je vois avec le moins de contraintes, contrairement aux « anciens » que je connais depuis le collège ou le lycée et que je revois désormais avec une appréhension grandissante ; ils parlent de plus en plus boulot, salaire, impôts, et même épargne, ça m’emmerde à un point, alors qu’ils se disent tous soi-disant artistes, peintre, illustrateur, musicien... bientôt ça parlera complémentaires et points retraites. C’est parfois assez drôle, quand ce n’est pas déprimant, d’avoir à écouter leurs remarques paternalistes, sur mon mode de vie, mon désoeuvrement ou mon « libertinage », je supporte de moins en moins leurs attentions condescendantes ; au moins Erwan et ses amis s’abstiennent de ce genre de remontrances, ils respectent mes choix, enfin la tournure que ma vie prend, ou plutôt ce que la vie décide pour moi en ce moment, avec beaucoup de tact et de respect, et ce n’est pas parce que leurs soirées constituent pour moi, comme le sous-entendait malicieusement Ben, une réserve sans cesse renouvelée de gibier, ou parce qu’il est plus facile, comme l’insinuait Pierre, d’avoir toujours raison avec plus jeune que soi ; non si je les fréquente avec autant de plaisir et de naturel, n’en déplaise à ces amis qui considèrent déjà tous les jeunes avec un air de supériorité alors qu’eux-mêmes n’ont pas trente ans, c’est qu’ils restent à mes yeux préservés, ils ne sont pas sentencieux ou résignés ; peut-être la vie plus tard leur jouera quelques vilains tours et qu’ils deviendront des endormis ou des envieux comme les autres, mais pour l’instant ils sont toujours curieux, ils savent encore s’étonner, ils sont pleins d’espoir et de craintes, remplis de joies simples et d’angoisses terribles, comme moi, ils rêvent encore. 
    Le film ne nous accroche guère avec Erwan, cadrage ostentatoire, décors de carte postale, filtres grossiers, musique à contre-emploi de la musique de Nusrat Fateh Ali Khan, on dirait une gigantesque publicité réalisée pour le compte de l’office national du tourisme marocain. Erwan se roule un joint, on se laisse aller aux remarques et aux railleries sur le jeu des acteurs et le ridicule de certains trucages. Les souvenirs de catéchisme sont assez lointains mais je repère assez vite les étrangetés du film, j’interroge Erwan, a-t-il été au catéchisme ? Joseph fabriquant de croix pour les romains, c'est dans les textes, ça ? Judas qui assassine un garde ? J'en doute, et Jésus qui attend, parmi d'autres, au pied du lit d'une prostituée, ça n'y est pas, ça j'en suis sûr. Erwan tire de grosses lattes sur le pétard sans répondre, t’es sûr que t’en veux pas ? Je refuse à nouveau, j'ai la phrase de Debord en tête, enfin celle de Moustapha Khayati, que j'ai reprise dans ma dernière chronique, la drogue est la fallacieuse recherche de liberté dans un monde sans liberté, la critique religieuse d’un monde qui a lui-même dépassé la religion, je veux surtout être certain de ce que je vois et ce que j'entends. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Vous étiez baptisés dans l’eau, je suis venu vous purifier par le feu. Je ne me rappelais pas d’un Christ si vindicatif et guerrier ; je me souvenais bien du passage où il chasse les marchands du temple à coups de pied et de fouet, l'un de mes préférés quand j'étais petit, mais on s'est bien gardé de m'apprendre des phrases telles que celles que je suis en train d’entendre, médusé, Je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à la mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemi les gens de sa famille. Erwan et moi ne plaisantons plus. La scène où l'on annonce à Jésus que sa mère et ses sœurs sont là pour le voir, et où il les renvoie en affirmant qu’il n’a pas d’autre famille que celle, confraternelle et divine, des croyants, achève de nous imposer le silence. Que suis-je en train d'écrire d'autre en ce moment, dans mes chroniques ? Si ce n'est qu'il n’y a pas d’hommes, pas de femmes, ni de riches ou de pauvres, de jeunes ou de vieux, pas davantage de frères ou d’amis, mais seulement des témoins isolés de la vérité qui appellent à une communauté de justice ? Erwan a laissé s’éteindre le pétard dans le cendrier, je suis net, il est défoncé, mais on hallucine de la même manière lorsque l’on voit le Christ en croix, sauvé par un ange, qui tourne le dos à son martyre, rencontre une femme, se marie, fait des enfants, prend de l’âge, meurt de vieillesse dans son lit, où une apparition de Judas vient lui reprocher avant son dernier souffle sa lâcheté, l’oubli de son combat et celui du sacrifice de ses camarades. Je comprends maintenant pourquoi le film avait suscité tant de réactions à sa sortie, il y avait même eu une bombe posée à Saint-Michel faisant un mort par crise cardiaque, je l’apprends à Erwan qui était trop jeune quand c’est arrivé pour s’en souvenir, mais pour moi le scandale est ailleurs, pas du tout dans cette ultime liberté prise par le metteur en scène pour signifier la dimension humaine du Christ, mais bel et bien dans sa représentation guerrière, anarchiste, extrémiste. Je remercie Erwan pour les pâtes et la séance de ciné impromptue, je le quitte troublé, marchant dans la rue sans rentrer tout de suite chez moi. Des phrases du film me reviennent, des choses très anciennes que je croyais englouties refont surface, ma foi d’enfant, mes désirs de prêtrise à dix ans, l’autel que j’avais fabriqué avec des autocollants panini tirés d’un film plus orthodoxe sur la vie du Jésus devant lequel je priais tous les soirs, avant que mon oncle curé ne se foute de ma gueule et que mon frère m’initie aux vertus de l’athéisme. Face à ce soudain regain de religiosité inattendue, je me promets pour me rassurer de relire au plus vite L’Antéchrist de Nietzsche.

Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay      
paru aux éditions de L'irrémissible
(www.frederic-gournay.com)


mercredi 16 mars 2016

Le mal-aimant - Nouvel extrait






        Béatrice depuis le lit fouille dans les CD, s’étonne des intégrales que je possède, de Bowie, de Cure, des Smiths ; se dressant sur un coude elle passe à la modeste bibliothèque, quelques étagères à peine remplies, y cherche de la lecture, me demande conseil avant que je ne parte à la piscine, tu lis quoi en ce moment ? Bataille, L’Érotisme, c’est bien ? Pas terrible, misogyne au possible, entrevoit la sexualité comme une forme de prostitution, avec la femme comme tentatrice toujours passive et monnayable, et tu continues de le lire ? j’avais bien aimé Ma mère, de toute façon Bataille c’était du genre à ne se taper que des prostituées, bourré la plupart du temps, pour pouvoir réaliser ses fantasmes sadomaso, alors en bon hégélien convaincu de l’universalité du rapport de maîtrise et de servitude, il s’imaginait que chaque femme attend, dans la brutalité, qu’on la déchaîne d’elle-même. Béatrice sourit, elle porte encore au cou et dans le haut du dos les marques des étreintes de la veille, étreintes dont la violence atteint un degré qui me surprend moi-même et m’inquiète, ça a l’air intéressant, bof, je trouve qu’il n’a rien compris à Nietzsche, l’individu ne cherche pas, dans l’acte sexuel, à se dissoudre et à rejoindre une prétendue continuité perdue, bien au contraire, qu’est-ce que tu me proposes alors ? comme alternative sexuelle ? non, je veux dire, à lire, ah des femmes plutôt, Béatrice paraît étonnée, si je suis venu à la littérature c’est par elles, Duras, Sarraute, Angot, c’est bien ça, Angot ? Le dernier, L’Inceste, marche très fort, mais je te recommande plutôt Sujet Angot, ou mon préféré, L’usage de la vie, c’est Erwan qui me l’a offert, en réponse à Maîtres anciens, tu peux commencer par les premiers, comme Not to be, mais c’est plus rude, je connais pas du tout, c’est elle qui a raison et tout le monde va mettre des années à s’en rendre compte, eh bien. J’attrape le sac et la serviette, mets le bonnet et les lunettes, t’as vu la tête de spermatozoïde que ça me fait ? Béatrice rigole sous la couette, je te propose pas de venir, non je vais rester à lire et à écouter tes Bowie, mouais, après The man who sold the world y’a plus rien de bien, c’est lequel ? son troisième, tu déconnes, non, même Ziggy Stardust ça m’emmerde, allez va nager, ça va te faire du bien. Le téléphone sonne, c’est Karine du teufeur, elle a bien eu le message, elle est ravie d’avoir de mes nouvelles, n’en attendait plus, on parle un peu de nos anciens employeurs, ils lui doivent encore de l’argent, alors que le site a fermé depuis longtemps, moi j’ai réussi à me faire payer en les menaçant mais elle, a traîné, on ne devait pas avoir les mêmes nécessités, quand est-ce qu’on se voit ? c’est quand tu veux, je peux venir manger avec toi un midi, t’es sur les Champs ? pas loin, je me tourne vers Béatrice qui fronce les sourcils sur un bouquin qu’elle vient d’attraper, cette semaine je suis un peu pris, la semaine prochaine ? avec plaisir, moi aussi je t’embrasse, Béatrice ne relève pas les yeux quand je raccroche, elle fixe le livre, c’est qui elle ? une ancienne collègue de boulot, qui me court un peu après je crois, ah bon ? et toi, t’as envie de te la faire ? c’est pas impossible, son visage se fige, elle s’enferme dans un silence qui veut passer pour de la lecture concentrée, qu’est-ce que tu as choisi finalement ? Sarraute, Entre la vie et la mort, ah très bien, un des plus beaux livres jamais écrit sur l’écriture, je le lui prends des mains, lis à voix haute un passage souligné plusieurs fois au crayon. Il est sûr de passer, profitant de notre surprise, contournant nos défenses, et de s’établir ici, chez nous, en conquérant, de renverser l’ordre établi, d’abroger nos lois, de tout mettre sens dessus dessous, nous forcer à abjurer lâchement nos croyances, nous obliger à constater que la paresse, l’ennui, la dépression, la mélancolie, l’égocentrisme et le délire de la persécution, les ruminations stériles, les obsessions, idées fixes et manies, le vertige de l’échec, la mégalomanie, le goût du suicide lent, le mépris des réalités peuvent se changer en or pur, devenir l’apanage, faire la force des conquérants… Béatrice prend une mine inquiète, entre méfiance et incompréhension, c’est sur l’écrivain, j’avais compris, le téléphone sonne à nouveau, c’est Estelle cette fois-ci, voix un peu triste et douce, me demande ce que je fais, je vais à la piscine, sa voix s’éclaire, super, on se retrouve là-bas ? euh si tu veux, tiens tu peux en profiter pour me ramener le double des clefs, ah, tu en as besoin ? bon, d’accord, à tout de suite. Je replace le bonnet et les lunettes dans le sac plastique, cherche ma carte Pole-Emploi pour l’entrée, bon j’y vais, Béatrice ne me répond pas, je saute sur le lit, l’embrasse, elle sourit malgré elle, ne fais pas la gueule, le double des clefs, c’est pour toi.




Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible
        (www.frederic-gournay.com)



mercredi 9 mars 2016

Faux frère - Extrait




        J'ai raté la place de peu. Erwan me confirme ce que m'a dit Sophie, j'ai fini dans la very short list, ex aequo avec un autre candidat, celui qui occupe le même poste chez leurs rivaux de toujours. Les responsables U.K. ont préféré ne pas prendre de risque, ils ont choisi celui qui connaissait le job, alors qu'ils leur apparaissaient que j'étais manifestement celui qui en savait le plus sur la musique ; ce qui m'a étonné, je ne me rappelle pas avoir mentionné, que ce soit avec l'Irlandais au téléphone ou à l'entretien à Opéra, le moindre nom de groupe ou d'artiste. Sophie n'a pas été désolée pour moi, comme Assia elle pense que j'aurais été malheureux, j'aurais été obligé de faire quelque chose qui ne me correspondait pas. Passer de la merde toute la journée, ce n'est pas un métier, a-t-elle ajouté avec une légèreté déconcertante, non sans élégance. Je me suis toujours bien entendu avec Sophie, c'est une personne franche, directe, qui a du caractère et de la présence, contrairement à Erwan ces temps-ci que je n'arrive plus trop à situer, pourtant assis en face de moi dans un bar déserté du treizième. Il faut dire qu'il doit se justifier, m'expliquer pourquoi il a voté contre moi, laissant ainsi tomber son vieux pote à qui, selon ses propres dires, il doit tant, pour se rallier à la cause de cet ami récent qu'est Nato. Je le reconnais à peine, lui si jeune a pris un coup de vieux, l'espace d'un instant, je ne sais plus si c'est Nato ou Erwan qui me parle. Il a les mêmes intonations, il répète ses idiomes favoris, ses adjectifs redondants, de la même manière il écarquille les yeux à la fin des phrases pour convaincre son interlocuteur de l'importance de ses propos, ponctuant ses silences d'un mouvement de tête de dénégation incrédule ; il se gratte la barbe pour se donner un air réfléchi, main sur le côté, menton en avant, exactement comme lui. Ce ne sont pas seulement les mots, mais les idées de Nato qui transitent, intègres, par le cerveau et la bouche d'Erwan. Je les identifie à l'oreille, au simple son qu'elles font, à la fois faux et trop appuyé. J'entends les raisonnements tronqués, l'embouteillage de sophismes, devant le rappel des évidences les habituelles stratégies d'évitement : le jugement porté sur la personne plutôt que sur le fait, la recherche de l'attaque personnelle plutôt que de la preuve, l'insulte à peine voilée en lieu et place de l'argument, bref, l'antédiluvien procès en sorcellerie auquel ils m'ont habitué depuis le début de nos différents. Ce qu'ils recherchent chez moi, je m'en suis rapidement rendu compte, ce n'est pas la contradiction, pourtant réclamée à cor et à cri, mais les intentions, les penchants cachés et autres pulsions inavouables, d'intérêts, de pouvoir, de domination, en un mot : de puissance. Mais comment fait-on pour mettre à jour chez l'autre ce qui par définition demeure obscur et à jamais insondable ? Si ce n'est en projetant sur lui ses propres motivations, dont il est plus facile, on doit bien l'avouer, de reconnaître en soi les étranges manigances ? Ils se sont simplement imaginés à ma place, ce qu'ils auraient fait, s'ils l'avaient occupée. J'écris beaucoup, avec style, du moins c'est ce qu'ils ont eu la bonté de reconnaître, je fournis la moitié du travail, en vertu de cela je me permets de l'ouvrir : c'est que je cherche nécessairement à prendre le pouvoir et à les dominer, c'est l'évidence, c'est, en tout cas, ce que eux auraient naturellement cherché à faire. Connaissent-ils cette phrase de Saint-Simon qui prétend que la dénonciation de l'envie trahit toujours l'envieux ? Vieille histoire de paille et de poutre. 
    Pauvres enfants de l'achèvement de la métaphysique et du nihilisme, qui ne se soucient plus de la vérité des choses et de leur être, mais uniquement de leur valeur, par définition toujours relative, enfermée dans leurs représentations en compétition, à la subjectivité forcenée, rivée psychologiquement à leurs petites différences, de milieu, de classe, d'âge, de sexe, de préférences culinaires ou libidinales, revendiquant la famille, les amis, le groupe, la société ou la nation comme dernières identités emblématiques – le club de foot et la race pour les plus sommaires, la religion et la culture pour les plus raffinés –, subjectivité close sur elle-même qui n'est qu'une volonté de volonté, impuissante au point de ne plus désirer que le néant – toujours préférable à un néant de volonté –, étouffant de ressentiment envers les autres et d'esprit de vengeance contre le temps et son il était. Comment aurais-je pu accorder du crédit à Nato, lui qui croit à la fin de l'Histoire et à la disparition de toutes les idéologies, à la plus idéologique de toutes les croyances qui le voue au malheur et qui lui fait écrire dans le premier numéro de la revue sur l'ivresse que l'amour n'est qu'une question de chimie et de molécules ? Je n'écris que contre ça. Naterwan, ou Erwato, le savent-ils ? Le pouvoir, j'en ai rien à faire, même si Erwan devant moi se permet d'en douter ; c'est moi qui ai proposé Nato comme rédacteur en chef, l’a-t-il oublié ?, alors que j'avais le plus d'expérience dans le domaine, j'étais le seul professionnel, si l'on peut dire, de la bande ; j'ai soutenu sa candidature, je ne voulais dominer personne, commander est le dernier des plaisirs et la vengeance n'est pas mon plat. Qu'ils l'apprennent, comme je m'en fous de la phrase de Saint-Simon, qui se retourne contre elle-même et contre celui qui la prononce, la dénonciation de la dénonciation trahit toujours, etc., etc. Laissons les démunis dans la nuit, retourner sans arrêt sur leurs pas, dévorés par le feu de l'envie. Si les moralistes du dix-huitième siècle nous apprennent à en revenir à des réparties de cour d'école, c'est-celui-qui-dit-qui-y-est, si Marx, Nietzsche et Freud ne nous ont légué que le soupçon, alors autant ne plus les lire. Ça n'a rien à voir avec la personne, la mienne ou la leur ; ce n'est pas une question de psychologie, de pulsions, ni même de volonté, le comprendront-ils un jour ? L'écriture ce n'est pas ça, c'est précisément le contraire, c'est un acte de foi, un cran d'arrêt à la recherche perverse et indéfinie des intérêts cachés, même si ça ne se réduit pas à ça, c'est quand même là, au cœur de l'écriture, et seulement là, que ça peut se vérifier. Je ne me suis battu que sur un plan littéraire, parce que les textes étaient attaqués, à mon avis de manière déloyale – ma gueule elle peut en prendre plein d'autres, là n'est pas le problème, je viens du rock, je n'ai jamais travaillé avec des délicates, mais des brutes qui t'assomment si tu foires un pont ou un break, et la scène suffit à te montrer où sont tes ridicules –, ce sont les textes seulement que je défends, étant entendu qu'ils sont plus importants que moi. C'est pour cela que j'ai accepté de les remettre pour le second numéro, à la demande polie d'Erwan ; je ne participerai plus aux débats, au vote, je ne pourrai plus défendre moi-même les écrits – il ne faut plus beaucoup d'orgueil, pour accepter ça –, ils devront se défendre seuls, peut-être est-ce mieux ainsi, conformément à ce que je crois, profondément. Erwan a la tâche difficile, dont il s'acquitte non sans un certain plaisir manifeste – content d'une revanche que le petit scarabée prendrait sur le maître ? –, de m'expliquer pourquoi certains d'entre eux ne seront pas pris pour le prochain numéro. Le Nietzsche et la musique n'y sera pas, alors qu'il avait eu la majorité pour lui à la première réunion de rédaction, étant simplement reporté par manque de place, et parce qu'il y avait déjà trop d'écrits signés de mon nom dans le numéro zéro. Nato a réussi à faire barrage et à faire changer d'avis soit Serge, soit Erwan, ou les deux en même temps. Je sais que Nato rejette le texte parce qu'à la fin j'y fais l'apologie du Blood Sugar Sex Magic et de John Frusciante, qu'il déteste, lui ses goûts douteux – on a chacun les nôtres – se portent sur U2 et leur dégoulinade de bons sentiments. Cynisme et sentimentalisme ont toujours fait bon ménage, de même qu'impuissance et idéalisme : dégoût de soi et haine de l'autre d'un côté, vœux pieux d'humanisme et de communion retrouvée de l'autre ; dépression rentrée et revers euphorique, c'est le mauvais refrain de notre époque, que Nato entonne, à sa manière, comme un âne. J'ai préféré, depuis l'âge de dix-sept ans, miser sur des mecs qui célèbrent dans leur musique l'amitié, la défonce, le sexe, la réalité du corps et l'esprit de la fête, plutôt que sur un groupe moraliste dont le chanteur prêche un messianisme de stade. Il n'y aura pas non plus l'essai sur les écrivains et les journalistes, leur divorce, là je sais que c'est Angot qui a coincé chez Nato. Je bois la coupe jusqu'à la lie. 
    J'apprends aussi de la bouche d'Erwan qu'il n'y aura pas le texte que j'ai proposé à nouveau, intitulé Qui suis-je ?, qui avait tant plu à Pierre, le seul sur lequel il avait osé dire quelque chose, où il est question précisément de tout cela, de l'expérience fondamentale de la rupture des catégories, qu'elles soient sociales ou intellectuelles, du témoignage qu'elle implique, de son attestation par l'écriture, la seule possible : du sujet du texte qui ne doit pas être confondu avec l'auteur, de sa liberté fondamentale, qu'aucune récupération, qu'elle soit psychologique, psychanalytique, culturelle, historique ou même philosophique, ne peut venir réduire. J'ai insisté, pour bien leur rappeler à tous quel était mon travail, ce que j'essaye de faire du moins, du mieux possible, sans toujours y parvenir peut-être. C'est incontestablement le texte le plus dense, le plus fort, c'est une profession de foi littéraire, et davantage, même si je n'en ai pas eu pleinement conscience au moment où je l'écrivais. Cet écrit, ils l'ont tous, ou presque, détesté. Surtout Erwan et Antonin, de même que Serge, ça les a horripilés, le ton, la hauteur, pour qui nous prend-il, pour nous parler comme ça ? Un seul l'a défendu bec et ongles, a insisté toute la soirée pour le mettre, revenant à la charge, jusqu'à la fin, c'est Nato. J'en reste silencieux devant Erwan. Si Nato a compris cet écrit, s'il l'a senti et qu'il est prêt, autant que moi, si ce n'est plus, à le défendre et à vouloir l'imposer aux autres, c'est qu'il a eu accès, lui aussi, à cette expérience – que bien peu savent comprendre et nommer au moment où elle leur arrive –, c'est donc un frère en écriture, un frère tout court. Est-ce pour cela que je m'en prends autant à lui ? Parce qu'il me ressemble ? Parce qu'il est le miroir de mon propre visage, le reflet déformé de mes aspirations ? L'a-t-il compris, lui qui ne parle que de Fight Club ? Une phrase de Saint-Augustin me revient sans cesse, détester un homme, c'est se détester soi-même ; lui porter un coup, c'est se faire plus de mal encore. J'ai porté beaucoup de coups à Nato. Je décline l'invitation d'Erwan à prendre une autre bière, je ne sais plus quoi penser de l'aventure, advienne que pourra. Nato tiendra-t-il longtemps ? Ce n'est pas parce qu'on a pris la mesure des responsabilités de l'écriture que l'on arrive à s'y hisser, je sais de quoi je parle. J'abdique, je leur laisse les textes, qu'ils en fassent ce qu'ils veulent, il y aura le Flaubert qui emmerde bien Nato et la suite du roman, ce n'est déjà pas si mal. Erwan, soulagé d'avoir réussi à mener à bien sa défense, le compte-rendu du comité de rédaction et l'obtention ma reddition finale, s'empresse de me demander si je connais la nouvelle, laquelle ? Il est presque fier d’être le premier à m'annoncer que Marc, à cause d'une baston en première partie de Cure, a été viré du groupe.



Extrait de Faux frère, roman de Frédéric Gournay,
paru aux éditions de L'irrémissible

mercredi 2 mars 2016

Contradictions - Dernier extrait





        C’est le grand luxe, ou plutôt le retour à la vie normale. Les restos plusieurs fois par semaine, le frigo qui déborde, le ciné quand on veut, les sorties au Batofar même le samedi soir, les concerts, les fringues, les livres, les disques ; Assia me couvre de cadeaux, je ne sais plus comment réagir. Elle me gâte, je prends soin d’elle, on se bichonne. Que demander de plus ? Encore ce soir, l’Italien en bas de chez moi, c’est la deuxième fois qu’elle m’invite au restau cette semaine, la précédente c’était au japonais. Elle est assise devant moi, radieuse après une journée de travail, elle ne semble pas fatiguée, simplement heureuse d’être là en ma compagnie et de savoir que l’on va bien manger. Comment a-t-elle fait pour entrer ainsi dans ma vie, sans même que je m’en rende compte ? Elle vit chez moi six jours sur sept, vient fréquemment aux repas de famille le dimanche, m’appelle tous les jours du boulot, me colle toute la nuit dans le lit. On se complète à merveille, je lui offre de cette moralité dont elle prétend manquer, elle me donne en retour de cette évidence de vivre qui me fait tant défaut. À deux, on arrive presque à quelque chose d’humain. Les beaux jours arrivent, on évoque les vacances, bientôt les voyages à l’étranger, les week-ends dans le Sud, la rencontre avec ses parents. Elle ne leur a jamais présenté de petit ami, je vais être le premier. On passe la commande au serveur, je goûte le vin, elle me parle de son audience du jour, il n’y a pas que le sexe et la bouffe entre nous, on parle aussi droit, épistémologie juridique, principes constitutionnels, philosophie, pédagogie, littérature. Elle me demande ce que je lis ces temps-ci, je fais ce que je déteste d’habitude, raconter les histoires, avec les personnages et la fin, elle adore ça. Je lui parle du Phèdre de Platon, un livre qui résume toute ma vie en ce moment, je le lui dis, au cœur de toutes mes préoccupations. Certains livres dans la vie sont plus importants que pas mal d’expériences, plus décisifs en tout cas que beaucoup de rencontres. Faut-il partager sa vie avec quelqu’un que l’on n’aime pas mais avec qui on est bien, plutôt que de souffrir une passion qui nous déchire ? Je la vois réagir, piquée par le sujet. Ça nous concerne. Qu’est-ce qu’aimer ? Que recherche-t-on dans l’amour ? Qu’est-ce que la beauté en fin de compte ? Surtout, qu’est-ce que bien ou mal écrire ? Quel est le rapport entre les deux ? Je n’ai pas d’autres obsessions, et pourquoi devrait-on vivre après tout si ce n’est pour de telles questions ? 
    Ce livre, ça je ne lui dis pas, me tire des larmes dans le métro, on n’a jamais rien écrit de plus beau sur la vérité. Les assiettes servies, je continue, entre deux bouchées de roquette et de bœuf séché, sur le discours, qu’est-ce qu’un beau discours ? En tant qu'avocat, ça l’intéresse au plus haut point, la rhétorique, l’art de la persuasion, la technique des sophistes, le vraisemblable recherché plutôt que le vrai, c’est une lapalissade dans sa profession, il faut savoir plaider même la cause du loup. Qui sait mentir doit connaître la vérité, car sans modèle l’imitation est nulle. Les professionnels de la parole, rhéteurs, politiques, journalistes, ne sont donc que des fourbes qui dissimulent leur parfaite connaissance de l’âme, ils ne recherchent que le pouvoir et l’argent, sans égard pour la vérité qu’ils connaissent pourtant. Assia assiste une nouvelle fois à l’une de mes envolées lyriques à demi jouées, qui dénonce encore et toujours la corruption du monde. Je ne sais pas si ça la fascine ou si ça l’amuse, ou les deux, mais elle acquiesce, m’écoute toujours, le sourire aux lèvres. Je poursuis, infatigable, je me ressers du vin, il en est de la rhétorique comme de la médecine, et ces personnes nous rendent malades. Elles nous empoisonnent. On en crève, de leurs discours injustes. Et tordus. Le discours est un corps, qui doit être bien foutu, qui doit se suffire à lui-même, il doit pouvoir se défendre seul, en un mot, être vivant, capable d’engendrer d’autres choses, et d’autres discours. Je m’emporte, les voisins tournent la tête vers notre table, je m'en moque, l’auteur qui n’a pas le juste et l’injuste comme unique souci ne cherche qu’à plaire à ses compagnons d’esclavage, et ne saurait, même sous les applaudissements universels de la multitude, échapper à la honte. Voilà ce qui est écrit, presque mot pour mot, dans Phèdre, composé au quatrième siècle avant Jésus-Christ, et que je lis aujourd’hui comme s’il avait été écrit la veille pour moi. 
    Je ne sais pas jusqu’à quel point Assia me comprend, si elle saisit vraiment ma situation, ou s’il elle trouve ça juste folklorique et attendrissant. Je sais simplement qu’elle apprécie ces discussions enflammées. L’addition réclamée, elle me confie sa carte bleue et le code, je vais régler, nous rentrons dans l’air tiède du soir en nous tenant par la main. Je me rends compte au milieu de la rue, légèrement ivre, que j’ai tu plus ou moins volontairement la fin du livre, un passage entier sur l’écriture, sa vanité. Même à Assia, je ne parle jamais de mon rapport à l’écriture, ou par bribes, seulement quand ça n’avance pas, pour excuser une déprime. L’écriture n’est pas un progrès, c’est une paresse, un moyen de renouveler le souvenir, mais non de le retenir ; non plus du dedans, mais de l’extérieur. On lit des histoires pour oublier son histoire, on lit des histoires pour oublier l’Histoire. Seule la parole, vivante et présente, compte. Socrate, Jésus, Lacan, n'ont jamais rien écrit, ou alors dans le sable, j’essayais d’expliquer ça à Alain l’autre jour, avant qu’il ne m’annonce qu’il était en fait, en me tendant sa carte, psychanalyste. Je ne passe pas seulement à côté de ma vie sociale, je rate aussi l’amour, et donc l’écriture. Quand on poursuit de belles choses, il est beau d’affronter toutes les souffrances possibles. Un autre jour, dans un autre resto ou ailleurs, je lui parlerai de la pérégrination des âmes, ce sur quoi repose tout le livre, la clef de voûte de la théorie. La course folle des âmes. Où était la tienne avant ? Et la mienne ? Quel dieu avons-nous suivi que nous poursuivons encore, à travers les images terrestres de la beauté ? Qui entraînera l’autre vers le haut ? Vers le bas ? L’amour nous donnera-t-il un jour des ailes ?




Extrait de Contradictions, roman de Frédéric Gournay
Paru aux éditions de L'irrémissible
http://www.frederic-gournay.com