mardi 30 mars 2021

Danse indienne

 



        Dans la salle suivante, des statues de Krishna évoquent un dieu musicien, léger et dansant, auquel Nietzsche a dû penser, en bon lecteur des Védas, lorsqu'il prétendait ne vouloir croire qu'à un dieu qui danse. Avait-il besoin de remonter si loin dans le temps pour trouver une figure de divinité dansante ? Jésus n'a-t-il pas dansé aux Noces de Cana ? Ce même Jésus dont le Père veut qu'on Le loue par la danse et la musique, qui boit du vin en compagnie des femmes et à qui il est reproché de trop fréquenter les prostituées ; lui qui fera de Marie-Madeleine sa disciple préférée, la seule qui l'accompagnera jusqu'à la mort et qui sera la première à le voir ressuscité. Les religions n'accordent-elles pas au féminin, paradoxalement, une place plus importante que la science ne le fait ? Krishna, ici, est représenté en train de séduire de jeunes et jolies bergères, les gopis, en leur jouant de la flûte – pour ne pas dire du pipeau – ou accompagné de sa favorite, la somptueuse Radha, qui est déjà mariée avec un mortel, ce qui ne semble pas gêner la divinité plus que ça. Sur la fresque évolutionniste, c'est évidemment un homme qui est figuré, et non pas une femme ou un couple – l'humain, en chemin, a perdu sa moitié –, de même qu'à Lascaux les paléontologues imaginent toujours un peintre et n'envisagent pas une seule seconde que les chefs-d'oeuvre rupestres qui ornent les parois et dont la beauté reste incomparable puissent être l'oeuvre d'une artiste. 

    Est-ce la raison pour laquelle Assia se sent si peu concernée par nos origines caverneuses ou simiesques ? Cet univers scientifique dans lequel nous vivons n'est-il pas trop masculin, jusque dans sa représentation de la reproduction et de la génération, autrement dit trop vulgaire, trop mécanique et trop lourd ? Quelle épaisseur et quelle lourdeur se sont emparées de l'homme pour épargner la femme ? Assia est naturellement douée pour la joie, la légèreté et la danse, elle est un peu plus humaine que moi ; les femmes sont un peu plus divines que les hommes. Krishna danse, Dionysos danse, Jésus a dû danser, la vraie transcendance c'est la danse. Arabesque, battement, pas chassé, pas de biche, saut de chat, cabriole, dégagé, pointes, écart, échappé, fouetté, tour en l'air, grand jeté… Tout dans le corps aspire à l'assomption, au saut de l'ange. Est-ce un hasard ? Assia a fait dix ans de danse classique. Comment ne serais-je pas tombé amoureux d'une danseuse ? Toutes les filles que j'ai aimées savaient danser. Avec Assia notre histoire a commencé comme ça : on sortaient dans le bas du 13ème, au Batofar avant que les créateurs du lieu ne soient spoliés, à la Guinguette-Pirate juste à côté ; on dansait toute la nuit, on rentrait à l'aube pour faire l'amour, avant de sombrer dans un sommeil idéal. Sait-on vraiment faire l'amour si on ne sait pas danser ? Ce n'est pas pour rien que la virée en boîte est inévitable avec les filles, passage obligé sur lequel même le plus mauvais des dragueurs ne peut faire l'impasse, non seulement parce que les filles aiment réellement danser, sans alcool ni drogue la plupart du temps, ce dont les hommes sont souvent incapables – moi le premier –, mais parce qu'elles sentent tout de suite si un homme est à l'aise avec son corps ou pas, s'il sait bouger ses hanches, ses fesses et son ventre ; le plus important : s'il a le sens du rythme et s'il sait s'accorder sur le leur. Une bonne part du racisme provient d'ailleurs de là ; c'est injuste mais c'est comme ça, certains peuples sont plus doués pour la danse que d'autres. 

    Avec Assia nous ne ratons aucune saison de vidéodanse à Beaubourg, y allant plusieurs jours d'affilée et y passant la journée entière, ne déjeunant que d'un sandwich ; à la médiathèque J.-P. Melville, nous louons des DVD sur Seydou Boro, Isaac Julien, Lia Rodrigues, Angelin Preljocav et Sidi Larbi Cherkaoui ; Assia est fan de Opiyo Okach et de Anne Teresa De Keersmaeker – trop techniques et trop complaisants pour moi – ; on va voir des danseurs Butô au Barbizon rue de Tolbiac et aux Voûtes, Raimund Hoghe au Théâtre de la Bastille qui nous bouleverse. Je peux le dire maintenant, j'ai raté ma vocation : ce n'est pas du tout peintre que je voulais faire, ni même musicien, encore moins écrivain – aucun enfant ne rêve jamais de devenir écrivain –, ce que je voulais être, c'était danseur. Je me rappelle le choc et l'émerveillement quand je suis tombé pour la première fois sur un spectacle de Carolyn Carlson à la télévision, j'avais quel âge ? Dix ans ? Onze ans ? Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau et j'ai tout de suite envié la grâce irréelle de ces corps en mouvement. J'ai vite compris que je n'aurais jamais ni la morphologie ni la technique suffisante pour devenir un bon danseur – à cet âge-là, je ne savais même pas que je pouvais pratiquer une activité artistique sérieusement, encore moins en faire un métier –, je me suis contenté de taire cette passion secrète et de regarder en cachette les chorégraphies de Merce Cunningham, de Carolyn Carlson et de Pina Bausch. À qui aurais-je pu en parler ? À mes parents ? À mon frère ? À mes potes musiciens ? À des rockeurs ? Assia est la première personne à qui j'en ai fait part, ce qui l'a surprise autant que ça lui a plu. Est-ce que je danse bien ? Est-ce que je sais seulement danser ? Assia le prétend. Quand je lui ai dit qu'au paradis on ne faisait que chanter et danser, elle m'a répondu que ça lui convenait parfaitement, qu'elle était prête à m'y suivre.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 23 mars 2021

La maman et la Putain

 



        Au Chhatrapati Shivaji Maharaj Vastu Sangranhalaya, que les Indiens eux-mêmes continuent d'appeler le musée du Prince de Galles, Assia et moi tombons sur une fresque représentant l'évolution de l'homme, du primate à l'homo-sapiens en passant par l'australopithèque. Ainsi nous remontons les sources de l'humanité. Cette folle histoire est bien la nôtre : l'aventure d'un singe un peu différent des autres, l'un des moins doués pour survivre – dépourvu de fourrure, de crocs et de griffes – et qui s'empare, il y a trois millions d'années, des outils et du langage pour conquérir la Terre, maîtrisant d'abord le feu, puis l'eau, la vapeur, l'électricité, enfin l'énergie nucléaire pour arriver, en l'espace de deux siècles à peine, par mettre en péril sa planète et rêvant déjà de la quitter pour en conquérir une autre. Le plus délirant, encore une fois, n'est pas que cette histoire soit possible, mais bien que nous en ayons conscience : que nous puissions la connaître, la raconter, la questionner et la remettre en cause. Un virus n'a pas conscience du biotope qu'il détruit, un cancer ne se soucie pas de l'organisme qu'il mène à la mort. 

    La fresque indique une échelle du temps et une chronologie que les scientifiques n'ont pas fini de discuter. Rien n'est certain, la moindre découverte, en Afrique, en Asie – un crâne, un os, une simple dent – peut bouleverser l'ordre et la mesure. À quel moment l'homme s'est-il vraiment acheminé vers son destin ? Encore primate, lorsqu'il est descendu de son arbre pour se mettre à marcher debout ? Toujours singe, lorsqu'il a ramassé un silex pour le tailler, pour allumer un feu ou pour en faire une arme ? Déjà demi-humain, quand il a soigné ses proches et qu'il leur a offert une sépulture ? Lorsqu'il a préféré lancer une insulte à la place d'une pierre, selon le mot fameux de Freud, faisant de lui enfin un homme civilisé ? Ce n'est pas l'outil qui fait l'homme, nombre d'animaux s'en servent à l'occasion, ce n'est pas même le langage, aussi surprenant que cela puisse paraître, tous les animaux communiquent ; l'archéologie, la paléontologie, l'éthologie, l'anthropologie, l'embryologie et la génétique peuvent toujours chercher, elles ne trouveront aucune trace matérielle de ce moment décisif où un étrange animal s'est mis pour la première fois à rire, à chanter, à danser et à érotiser ses rapports sexuels – à offrir des fleurs à une femme plutôt que de la traîner par les cheveux pour la ramener à la caverne. La science, décidément, rate toujours l'essentiel, elle ne peut faire autrement ; elle ne cherche que ce qu'elle veut bien trouver, selon un causalisme et un déterminisme qui veulent tout ignorer du jeu et de la liberté de la nature, des largesses et des gratuités de la création. 

    Devant la fresque, Assia demeure perplexe, mon amour, as-tu conscience que nous venons de là ? Que toute cette invraisemblable odyssée géologique et biologique aboutit à nous ? Ce n'est pas un accomplissement – quoique tu m'apparaisses souvent comme un exemple concret d'un des sommets de la création –, restons modestes, nous ne sommes qu'un passage, une transition, une promesse d'avenir. Quel sera notre enfant ? Subira-t-il le monde et le changera-t-il ? Un couple qui n'a pas envie de faire un enfant n'est pas un couple, c'est une merde, c'est n'importe quoi, c'est une poussière… Je me souviens de t'avoir mis le morceau de Diabologum avec le monologue final de Veronika tiré du film de Jean Eustache, La Maman et la Putain, sur une des toutes premières compilations que je t'avais faites – tu m'avais tout de suite parlé de ce morceau –, comme si j'avais deviné que c'était avec toi que je voulais avoir un enfant, alors que je prétendais à toutes les filles qui voulaient bien s'éprendre de moi que je n'en voulais pas.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 16 mars 2021

Mother India




        Le mendiant refuse l'argent que je voulais lui donner pour le remercier de m'avoir indiqué le bureau des réservations. Il n'a pas eu besoin de m'adresser la parole pour deviner ce que je cherchais, un peu perdu dans la gare Chhatrapati Shivaji Terminus de Mumbay – originellement la gare Victoria de l'ancienne Bombay –, ni de savoir l'anglais pour me faire comprendre, la paume refusant l'aumône et les joues souriantes, qu'il n'a pas fait ça pour ça. Gravissant les marches qui mènent à l'office, je m'inquiète de ne pouvoir retrouver Assia dans ce gigantesque édifice néo-gothique et d'avoir été un peu léger tout à l'heure en lui disant qu'on se retrouverait un peu plus tard dans les environs. Ses cheveux seront ma boussole, aucune autre fille n'a une chevelure pareille, surtout en Inde, que je peux distinguer dans la foule à plusieurs centaines de mètres. Le mendiant m'aidera-t-il à la retrouver le cas échéant ? Dans la queue où je patiente pour acheter des billets pour Pajim, je repense à son beau sourire, d'où venait-il ? Du fait de vivre de la charité ? De pouvoir rendre service ? Presque honteux, je m'en veux d'avoir voulu rétribuer un acte désintéressé. À moins que sa condition lui interdise tout argent qui ne provienne pas de la seule mendicité ? 

    Je revois le grand panneau, le premier qu'Assia et moi avons vu hier matin en quittant Juhu Beach, avec marqué dessus en énorme C'est bien d'être quelqu'un d'important, mais c'est plus important d'être quelqu'un de bien. Ce n'était pas une publicité, le slogan ne vantait aucun produit, aucune marque n'était associée à l'aphorisme. Je me suis dit que le voyage commençait sous les meilleures auspices, après avoir failli ne jamais se faire. Nous avons obtenu les visas la veille du départ, nous sommes partis sans assurance, sans réservation d'hôtel, sans anti-paludéen, atterrissant à 1h30 du matin en Inde, en pleine mousson.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 9 mars 2021

En mémoire de Jean Genet

 



        Je sors marcher sur l'avenue, dans l'espoir que l'ombre et l'air contrarieront la fièvre qui monte ; en vain, la chaleur de la ville est plus forte que celle de mon front. Des visions de bières fraîches, de demi-pressions, de pintes moussantes aux verres glacés m'envahissent. Ne devrais-je pas boire pour conjurer le sort du lit et des médicaments ? Où aller ? La plupart des bars à Tanger qui sont autorisés à servir de l'alcool se situent dans les hôtels de luxe où je refuse de mettre les pieds, les autres sont des endroits aux portes closes gardés par des cerbères, où des hommes seuls, l'air vaguement coupables sinon clandestins, se laissent aller à leur penchant sans joie. Aller au Tanger Inn, à côté de notre hôtel, dont le Routard prétend que le spectre de Burroughs hante encore les lieux ? Au Dean's où Brion Gysin, Jack Kerouac et Allen Ginsberg avaient soi-disant leurs habitudes ? Au Negresco où Paul Bowles et Tennessee Williams auraient eu leur table ? Et Truman Capote, où allait-il se bourrer la gueule, déjà ? J'irai chier aux toilettes du El Minzah, en hommage à Genet, seul témoignage qui lui aurait plu, j'en suis sûr, lui qui pissait, souvent ivre, sur les grilles du consulat français situé en face du Café de Paris. 

    La rue du Mexique me tente, un bar à l'enseigne discrète et au portier louche ne me laisse aucun doute, ici je pourrais boire de l'alcool sans problème. Un vieux patron et un serveur fatigué m'accueillent, deux clients attablés ne détournent pas leur regard de l'écran de télé quand je prends place parmi eux dans la salle. Un match de foot est diffusé, je me place dos à l'écran et commande une Casablanca, la bière locale. Je feuillette le Guide à la rubrique Livres de route, qu'ils ont eu la décence de ne pas appeler Littérature, l'avais-je sautée ou déjà oubliée ? Leur sélection est à pleurer : que des auteurs occidentaux ou presque, dont l'indéboulonnable Le Clézio, l'impayable Daniel Rondeau et le taquin Jacques Lanzmann – que ces abrutis du Routard confondent avec Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoa –, qu'ils mettent dans leurs pages en compagnie de l'antisémite Hergé du Crabe aux pinces d'or – paru en 1941 – et de la non moins antisémite Agatha Christie de Destination inconnue, la célèbre auteure de La maison du péril – où l'on trouve ces portraits, si vifs, de juifs aux mains de serre et autres petits youpins à qui on ne peut pas la faire dès qu'il s'agit d'argent. Le seul auteur américain est le prévisible Paul Bowles, avec Après toi le déluge. À peine quelques lignes sur Mohamed Choukri, qui vient de mourir, et rien sur Mohamed Mrabet. En revanche, l'indigent Tahar Ben Jelloun, l'auteur francophone le plus traduit dans le monde, et aussi l'un des plus mauvais, a droit à trois occurrences dans le guide, écrivain dont il est dit que son Jour de silence à Tanger tient un joli discours sur la solitude et la mort… Pour l'approche psychologique du pays, comme dit joliment le Routard, il y a Le Maroc à nu, Le pain nu, mais point de Festin nu, Burroughs demeurant en effet, pour le guide, un fantôme. 

    Édifiant Routard, ses plus belles pages sont celles, vierges, qui se situent à la fin, pour prendre des notes personnelles. Celles-ci sont remplies des miennes, je demande au serveur, en même temps qu'une autre bière, s'il a du papier ou une feuille ; il revient avec la Casablanca et un petit bloc-note dont il me dit que je peux prendre autant de feuillets que je veux. Le son de la télé m'indispose, je dois me concentrer pour arriver à écrire. Je prends des notes pour ce roman que j'ai en tête, sur mon séjour en Vendée avec cinq filles, dont la plus jeune avait seize ans et la plus âgée vingt et un – mais qui va croire une histoire pareille ? – et qui m'a rendu insupportable auprès de mes amis pendant quelques temps. Je me rappelle du prénom de chacune : Émilie, Blandine, Magali, Hélène et Audrey. Pourrais-je en faire un premier chapitre ? Je note aussi : relire À l'ombre des jeunes filles en fleurs de Proust et les Rêveries inachevées de Rousseau. 

    Je commande une troisième bière, que le serveur m'apporte sans attendre, laissant hélas les bouteilles vides sur la table, ce qui s'avère un impair impardonnable. Quel client a envie de voir sa consommation d'alcool s'afficher au regard de tous ? Et si j'attendais quelqu'un ? Si une femme devait me rejoindre ? Le serveur est retourné derrière le comptoir, auprès de son patron, l'attention entièrement accaparée par le match de foot. Maudite télé qui envahit les bars du monde entier ; partout où s'installe un écran, l'esprit du comptoir se meurt. Les clients prennent un café le matin en regardant les informations, un verre l'après-midi en regardant des clips, des bières le soir en regardant le sport ; il est loin le temps où c'étaient eux qui commentaient l'actualité, la politique ou le match de la veille, argumentant, se disputant, plaisantant en se payant des coups. Établissements franchisés, serveurs salariés, écrans télévisés, clientèle obnubilée, l'un des derniers lieux de réthorique et de vérité est en train, lui aussi, de disparaître.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 2 mars 2021

Life's a bath

 



        Assia et moi ne sommes pas venus à Tanger pour marcher sur les traces de Genet, de Burroughs, des Stones ou de Patti Smith – elle-même marraine du punk et amie intime de Burroughs – qui a joué ici il y a deux ans avec Flea et des musiciens de Jajouka, maîtres soufis que Brian Jones a enregistrés un an avant sa mort. Si nous sommes venus à Tanger, c'est d'abord et avant tout pour l'eau, pour la mer que nous n'avons pas pu apprécier à Essaouira. Life's a bath, sex is water, come on ! chante Assia de John Frusciante. La paella réglée à l'homme en blanc, nous traversons l'Avenue d'Espagne pour nous rendre sur la plage. À cette heure de la journée, il n'y a pas beaucoup de monde ; les femmes sont peu nombreuses, certaines en maillots, d'autres couvertes de la tête aux pieds. Assia redoute que les mecs ne passent leur temps à la regarder ; elle se déshabille, j'observe les alentours, ça va, ils ne la matent pas trop, autant qu'en France, c'est-à-dire quand même pas mal. Nous courrons vers la mer et nous jetons dans les vagues, après ces semaines de sable, de poussière, de chaleur et de trajets en car, c'est une bénédiction fraîche, une félicité d'eau salée ; nous ne pouvons réprimer les cris de joie et les gémissements de plaisir. Nous jouons dans l'eau, plongeant, roulant, glissant comme des phoques, des dauphins et des lions de mer ; quand nous nous trouvons suffisamment loin de la plage et des regards, nous nous enlaçons et nous embrassons. Au large croisent de gros cargos et d'impressionnants porte-conteneurs. L'Espagne est là, en face, avec l'Europe se rappelant à nous par le rocher phare de Gibraltar.

    Nous nous endormons sur le sable gris de la baie. Au réveil, une fringale me prend, enfin la faim ! Un mois que je ne mange rien – Assia commence à voir mes côtes –, j'ai une envie soudaine de poisson : de daurade, de bar, de thon, d'espadon, accompagné, pourquoi pas, d'un verre de vin, le premier depuis des lustres. Le vent se lève et le soleil décline, je presse Assia pour que nous rentrions à l'hôtel nous changer. Nous longeons la plage jusqu'au port, remontant les ruelles de notre quartier qui pue les égouts ; nous retrouvons notre chambre psychédélique, peinte en vert et rose, dont l'unique fenêtre, minuscule et sans carreau, donne sur l'ancien hôtel de Burroughs. Pendant qu'Assia se douche, j'épluche, l'eau à la bouche, la rubrique Où manger du guide ; à Tanger, le poisson est servi pratiquement à toutes les tables, je me décide pour le Restaurant Valencia, non loin de la place Al Ouman, pour la rue Al Fârâbî qui y mène. À l'auteur du Traité des opinions des habitants de la cité vertueuse. Assia ose une robe, rasé de près et parfumé je l'accompagne pour se promener le long de la baie, attendant avec impatience l'heure du dîner. Nous pensions être les premiers attablés, mais lorsque nous entrons dans le restaurant, deux femmes se ressemblant – la mère et la fille, sans doute – accompagnées de deux enfants sont en train de terminer leur repas. Ces sont des Anglaises à l'accent pointu, qui insistent vaguement pour que les gamins finissent leur assiette. Devant leur refus, la grand-mère fait un signe en direction de la devanture, un homme en uniforme de groom ou de chauffeur, qui devait les attendre dehors, entre et les rejoint, casquette sous le bras. Elle lui demande de raccompagner les enfants, de les remettre à la gouvernante et de repasser ensuite les prendre. Vont-elles sortir après ? Aller dépenser quelque argent au casino ? Tanger est l'une des rares villes dans un pays musulman à autoriser des jeux d'argent sur son sol, lieux qui demeurent bien sûr interdits aux Marocains et aux musulmans, mais a-t-on déjà vu un tenancier de casino demander sa nationalité ou sa religion à un client se présentant, liasse de billets ou carte bleue à la main, à l'entrée de son établissement ? L'expression lasse, l'homme acquiesce et repart avec les enfants. 

    Assia et moi détaillons le menu, j'arrête mon choix sur un espadon à la romaine et sur un Guerouane gris rosé, Assia sur une daurade grillée. Les Anglaises accaparent toute mon attention, leurs manières et leur ton sonnent aristocratiques ; la table où elles sont installées est couverte de plats qui ne sont pas terminés, certains sont à peine entamés. Quand l'homme revient, la grand-mère l'invite à s'asseoir, lui signifiant qu'elles partiront quand bon leur semblera ; elle pousse vers lui, du bout des doigts, une assiette de frites froides, elles sont aux enfants, vous voulez les finir ? L'homme décline, le sourire contrit, le regard se remplissant peu à peu d'une colère froide et résignée, que la vieille dame, satisfaite d'elle-même – convaincue peut-être d'avoir été sympa, pour ne pas dire généreuse – ne peut apercevoir, ne prenant pas la peine de le regarder. L'air abattu, il tourne la tête vers moi ; je lui souris, craignant qu'il ne se méprenne sur mon intention ; il me rend mon sourire, sans que je sache interpréter à mon tour le sens de cet échange. Vient-il de voir comme moi une vieille rombière pousser du pied une gamelle à un chien ? Sûrement traite-t-elle mieux son toutou à la maison, le faisant manger à table sur ses genoux et le prenant le soir dans son lit. 

    Le serveur amène nos assiettes, les Anglaises se lèvent et quittent la salle, soupirant je peux me consacrer au plat et à Assia. Le poisson est savoureux, le rosé se défend, j'apprécie enfin l'instant présent, quand deux énormes Marocains, le ventre en avant et la démarche gênée par des cuisses trop grosses, viennent s'installer à la table que les serveurs viennent à peine de débarrasser. Sans jeter un seul coup d'oeil à la carte, ils passent commande, l'air pressé, le ton impérieux ; ils sont servis presque aussitôt par un personnel qui se relaie pour garnir leur table de rôtis, de poulets grillés, de couscous, de tajines, de fruits de mer et de poissons qu'ils engloutissent sans se regarder ni s'adresser la parole, ne levant la main et les yeux que pour commander des cocas qu'ils descendent d'une traite. Le spectacle est répugnant, Assia est encore de dos, pourquoi ces scènes ne sont-elles que pour moi ? Elle ne peut imaginer ce que je vois, juste entendre les rots sonores qui s'échappent des gosiers garnis de Gargantua. Je repense étrangement au toxico d'hier soir de l'hôtel Burroughs qui, dans son vice, me paraît en comparaison un monstre d'élégance et de délicatesse. Des images des gamins mendiants de ce midi me reviennent aussi. Le rosé ne passe plus, le poisson a perdu toute saveur, je donne mes légumes à Assia. Elle se désole, tu manges vraiment rien, toi.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay