mardi 11 août 2020

Thaï Trek (Vallée d'opium)




        Les filles réapparaissent, cheveux mouillées et t-shirt blanc immaculé, large sourire aux lèvres, précédée de Malee, sautillant et dansant sur le chemin, petit elfe des forêts à l'air espiègle qu'aucun de nous, pris par le sortilège de son charme, ne peut quitter des yeux. À vous messieurs, s'exclament les filles, l'eau est fraîche mais ça fait un bien fou. Ben et moi laissons les autres y aller, on est fatigués, on se lavera plus tard : les douches entre mecs, même en pleine nature, c'est pas trop notre truc. Ben, comme moi, n'en revient pas de la beauté de Malee, et dire qu'elle, ou une autre de son âge, d'un autre village, peut être amenée à se retrouver dans l'un des nombreux bordels de Bangkok, achetée à ses parents par des intermédiaires sans scrupules qui rentreront dans leurs frais dès la revente de sa virginité. Ils promettent un travail de femmes de ménage dans un hôtel ou de serveuse dans un bar, l'argent qu'elle enverra à la famille servira à élever les frères et sœurs. À la ville, elle sera aussitôt proposée aux pédophiles de toutes les nations occidentales, avant de se retrouver, après des années de maltraitance, à la majorité, dans un bar à entraîneuses plus ou moins glauque ou en free-lance sur le trottoir. Elle aura si honte d'elle et de sa vie qu'elle ne cherchera même pas à revoir ses parents et son village.
    C'est l'autre versant de la Thaïlande, le plus sombre, celui que Ben et moi en aval n'avons pas voulu voir, ni même imaginer. Il nous saute à la figure en amont, ici, au cœur d'un paisible village de la forêt, habité par des paysans au sourire si doux. Quand Ben y pense, l'envie de couper les couilles aux pédophiles lui vient. Une légende urbaine raconte – doit-on y croire ? – que certains touristes, principalement de jeunes Allemands écoeurés par les pratiques de leurs aînés, profitent de leurs vacances pour prendre en photos les pédophiles en situation et dérober leur passeport, envoyant le tout à l'ambassade d'Allemagne, celle-ci pouvant éventuellement se réserver le droit de communiquer les pièces à la justice thaïlandaise, sans autre grand recours : aucune loi ne permet à un pays occidental de poursuivre ses propres ressortissants pour des délits sexuels commis à l'étranger. La police thaï traîne des pieds, la corruption va bon train. L'idée de faire comme ces jeunes Allemands lorsque nous repasserons par Bangkok nous prend. En voyant Malee revenir avec le Belge, le compagnon de Sandrine et Sam, nous essayons de nous convaincre qu'elle au moins échappera à un tel sort ; le village a l'air prospère, ses parents lui ont donné un prénom thaï et non Lisu – souhaitant certainement pour elle une réussite honorable dans la société thaïlandaise –, elle parle l'anglais, elle est au contact d'Occidentaux plutôt bien intentionnés, avec lesquels elle a déjà développé un sens poussé des affaires. Agile et gracieuse, elle virevolte au-dessus de notre pesanteur et de notre fatigue, proposant de petits bracelets de ficelles tressées ; elle les accroche au poignet de chacun en réclamant dix bahts, somme insignifiante dont tout le monde s'acquitte de bon cœur.
    Selon la croyance animiste, le bracelet est censé maintenir dans la personne l'ensemble des âmes qui l'habitent et qui peuvent être tentées de se désunir ou de quitter le corps. Cela peut sembler puéril, comme l'a décrit cette cloche suisse de Piaget que j'ai étudié en fac en option de sociologie et qui classe la pensée animisme dans les représentations enfantines, mettant sur le même plan dans la pensée symbolique l'enfant et le sauvage, accordant généreusement un âge mental de deux à six ans aux animistes du monde entier. À bien y réfléchir, l'idée de la multiplicité de l'âme et de sa mobilité n'est pas si bête. Combien de fois nous sentons-nous tiraillés par des pulsions, des envies, des sentiments et des idées contraires ? Partagés entre le souci de soi et celui des autres ? Le désir d'intégrité et de réussite sociale ? Entre l'être et le paraître ? L'égoïsme et l'altruisme ? L'amour et la haine ? Pour Nietzsche, comme pour Freud, la grande raison, c'est le corps et ses pulsions multiples, et la conscience n'est qu'une petite raison, imbue d'elle-même, qui s'imagine régner alors qu'elle ne gouverne pas. L'animisme des tribus du Nord a au moins le mérite, outre d'ouvrir directement sur l'inconscient, de ne pas se méprendre sur la vraie nature de l'homme et sur ses contradictions aussi intimes qu'universelles. Malee s'approche de moi pour attacher le bracelet que je viens de lui acheter, je refuse qu'elle le noue à mon poignet, elle s'étonne et demande pourquoi, parce que tu ne me l'as pas offert. Je la prends en photo, elle réclame dix bahts pour la pose et éclate de rire.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay