mardi 4 août 2020

Fire (Rock'n'Roll in Prague)




        La place de la Vieille ville, avec ses tours, ses clochers et ses nombreuses façades peintes aux tons pastels – sans aucun panneau publicitaire ni aucune affiche de marques, sans fast-food ni enseigne de cinéma – ressemble à un décor de théâtre à la fois gothique, roman et baroque, où il est facile de se représenter les nombreux drames de l'Histoire qui s'y sont joués ; derrière nous, l'horloge astronomique de la ville paraît en indiquer le temps et la mesure : guerres de religion, inquisition, réforme, contre-réforme, grandeurs et décadences de l'Empire austro-hongrois, annexions, ghetto, pogroms, déportation, révolution communiste, dictature de plomb, révolte écrasée par les chars – révolution manquée, puis achevée, en douceur, sans combat ni heurt. À lui seul, Jan Hus résume, magistral, toute cette histoire. Sa statue, au centre de la place, regarde vers l'église de Notre-Dame de Tyn, cœur de la révolte hussite contre l'oppression catholique. Réformateur et précurseur du protestantisme au XVème siècle, il fut excommunié et mis à mort sur le bûcher pour hérésie. Les Tchécoslovaques voient naturellement en lui le symbole de la résistance face à l'oppresseur, qu'il soit catholique, impérial, allemand ou russe. Il n'est pas nécessaire d'être clairvoyant pour comprendre par qui a été inspiré Jan Palach lorsqu'il a décidé de s'immoler, à quelques centaines de mètres de la statue et à plus de cinq siècles de distance. Outre le même prénom, tous deux partagent le fait, irréductible en lui-même, d'être morts pour leurs idées, d'avoir été brûlés vifs pour une liberté avec laquelle ils ne pouvaient transiger et qu'ils ne pouvaient, même sous l'exhortation le plus impératif, renier – à la différence que le premier le fut par l'inquisition et à son corps défendant, alors que le second le fut de sa propre main et de son plein gré. Comment ne pas penser aussi à ce moine bouddhiste qui s'est immolé en 1963 à Saïgon pour protester contre la répression religieuse dont ses condisciples et lui étaient victimes, entraînant par son sacrifice des émules et quelques mois plus tard la chute du gouvernement vietnamien, dont l'image terrible, qui a fait le tour du monde – bonze en position de méditation, immobile au cœur des flammes –, a dû certainement marquer Jan Palach ? La photo est longtemps restée accrochée dans la chambre de mon frère, de même qu'un poster de Che Guevara derrière sa porte : le cliché le plus célèbre de lui – regard au loin, béret à l'étoile – avec écrit de sa main au marqueur Hasta la victoria sempré, à la victoire proche.
    Nos aînés ont-ils échoué à faire la révolution ? Serons-nous capables de la faire un jour ? Les Tchécoslovaques ont-ils réussi à l'accomplir ou ont-ils seulement, en s'ouvrant si largement à l'Ouest, laissé triompher le libéralisme ? J'ignore quant à moi si le rock est la musique de la révolution, si de simples chansons, comme celles de Lennon, de Dylan ou de Lou Reed, peuvent réellement changer la face du monde, je sais simplement que le rock'n'roll a changé ma vie, comme celle de beaucoup de personnes. Comment ignorer que le tout nouveau président de la République tchécoslovaque, Vaclav Havel, est un grand fan de rock et un collectionneur avisé de cette musique longtemps qualifiée d'anti-socialiste, qu'il ramena de New-York un jour de 1968 le premier album du Velvet Underground et que c'est en réaction contre l'interdiction et l'emprisonnement des membres d'un groupe de rock tchécoslovaque underground qu'il lança la fameuse Charte 77, geste décisif pour la naissance et l'affirmation de la dissidence anticommuniste durant la normalisation qui suivit l'écrasement du Printemps de Prague ? Sitôt qu'il a été élu, Lou Reed est venu en ami lui rendre visite et hommage, l'interviewant pour le magazine Rolling Stones, Vaclav Havel lui rappelant à cette occasion l'importance qu'avait eu sa musique et ses paroles pour le changement des mentalités et pour l'avancée de la liberté dans le pays. Devant ces gamins qui s'évertuent, sur leur guitare et leurs fûts, à faire résonner la musique sur la place comme s'ils voulaient faire trembler la terre entière – la moindre des choses lorsqu'on a vingt ans, n'est-il pas d'avoir envie de tout foutre en l'air ? –, je pense à James, à Fabrice et à Xaver – une pinte de bière à la main et à leur santé – que j'ai laissés à Paris, au groupe que nous formons et aux concerts qui nous attendent à la rentrée ; à peine parti, ils me manquent déjà. Gagné par le son de plus en plus fort et un début d'ivresse, je rage de ne pouvoir être à la place du batteur, pour savoir si je peux taper aussi fort que lui. La première fois que je suis monté sur scène en première partie de Bang ! avec James, Fabrice et Magali – une jolie bassiste avec laquelle je suis sorti et qui s'est fait virer peu après par James –, j'ai tout de suite su que ma place était là, ça a été une telle évidence, que personne n'aurait pu m'en déloger, personne n'a essayé d'ailleurs.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay