C’est
Bertrand à l'interphone, à cette heure-ci ? il n’est pas
encore rentré chez lui, il a dû faire la fermeture, à s’envoyer
demi sur demi avant que ma mère ne lui demande poliment de finir son
verre ; il débarque à l’appart pour s’en jeter un dernier,
Estelle n’est pas là, il a sonné à la bonne porte, j’ai
continué après notre entrevue, bières, whiskys, bouteille de vin
sifflée au dîner. Il entre, les yeux à moitié fermés, dans un
sacré état, salut Bertrand, qu’est-ce qui t’arrive ? il
jette sa veste et ses fesses sur le canapé, abattu, je te sers un
whisky ? plutôt une bière, ça n’a pas l’air d’aller, si
si ça va, eh c’est bien ce que vous faites, sans déconner, même
ma femme a aimé, ça fait combien de temps que vous jouez ensemble ?
y ’ avait un de ces mondes, c’était blindé, ton
frangin a tout raté, il est arrivé juste pour Sloy, c’est con. Il
éclate de rire, découvre une ou deux dents en argent, son éternel
bonbon à la menthe, finit de défaire sa cravate qu’il fourre
négligemment dans la poche de sa veste, il passe la main dans ses
cheveux en brosse, l’air hébété, se ressaisit, j’peux passer
un coup fil ? faut que j’appelle ma femme, t’inquiète,
j’vais pas rester longtemps, faut juste que je la prévienne, j’te
prendrais bien une autre bière, il t’en reste ? sinon on
descend au café, on boit directement à la pompe, il s’esclaffe,
toussant sur la fin ; je lui passe le téléphone, vais chercher
deux bières, je l’accompagne pour pas qu’il soit mal à l’aise,
met de la musique, le dernier Red Hot, One
Hot
Minute.
Eh j’peux fumer ici ? t’as un cendrier ? Il se rassoit,
marque un silence, son visage se défait, il lâche le morceau, cet
après-midi, il a dû dénoncer un Comorien qui avait ouvert un
compte avec de faux papiers, il avait reçu la consigne d’appeler
la police dès qu’il se pointerait à l’agence ; le mec est
venu, Bertrand l’a retenu sous un faux prétexte, a passé le coup
de fil, les flics sont venus le cueillir devant tout le monde,
menottes aux poignets. Avant de partir entre deux policiers, le
Comorien s’est retourné vers lui, pour lui dire merci,
son regard lui reste encore dans les yeux. Il finit sa bière, éclate
en sanglots, j’fais un métier de salope, je l’sais, j’fais un
métier de salope, se ressaisit, se mouche sur sa manche, repart en
larmes, j’suis une salope. Je ne sais pas quoi lui dire, je
n’arrive pas à lui dire le contraire, prétexte qu’il n’avait
pas le choix, lui dis de ne pas se laisser aller, il a trop bu, je
lui propose de rester ici, de manger un morceau, il peut même rester
à dormir si il veut, j’appellerai sa femme ; il refuse, ne
veut pas m’emmerder avec ça, il repart à la rigolade, son boss
alcoolo qui s’est démis une cervicale au karaté, porte en
permanence une minerve, ça le fait mourir de rire, il va être
changé d’agence, raison de santé, son foie oui, il s’esclaffe à
nouveau, bientôt son tour, il le sait, s’en fout, vendrait une
télé à un aveugle a dit de lui son supérieur hiérarchique,
semblerait effectivement qu’il soit doué, ou qu’il bénéficie
de certaines largesses, des tonnes de clients se sont plaints de son
comportement, plus souvent au comptoir qu’à son bureau, ses drôles
de remarques, son regard trouble, tout le monde le sait, il est
toujours en place, le bonbon à la menthe qui sauve l’haleine. K.O.
sur le canapé, il ne m’écoute qu’à moitié, son regard se
perd, il se réveille d’un coup, tu sais, vu la banque en ce
moment, avec les procès qui se profilent, des têtes vont tomber,
j’te l’dis, des hommes politiques aussi, du gros, du très
gros, j’connais des noms, tu verras dans la presse après, tu
t’diras, ben putain. Il me dit qu’il va tout lâcher, gagner
plein de pognon, on lui a déjà proposé d’autres places, autre
chose que la banque, ou monter sa boite, un truc du genre. Déjà
entendu ça, je commence à fatiguer, un peu gêné par toutes ces
confessions, je lui reparle de sa femme, qui doit accoucher bientôt.
C’est bon, t’as gagné, j’me sauve. T’es sûr que ça va
aller ? ouais ouais, t’inquiète, il me serre la main, ferme,
essaye de tenir son regard dans le mien, tente d’ouvrir plus grands
les yeux, bombe le torse, le ton professionnel : Monsieur, à
demain.
Extrait de La course aux étoiles, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible