mercredi 8 avril 2015

La course aux étoiles - Extrait


Les pieds battent le pavé, je presse le pas, j’ai rendez-vous avec Estelle à Beaubourg où elle effectue les dernières recherches avant de boucler son mémoire, j’avais dans l’idée de m’en jeter un ou deux avant de la retrouver, histoire d’être à l’aise, de retrouver une contenance face à elle ; je regarde rapidement les bars à l’entour, rue Rambuteau, j’aperçois les Piétons, des années que je n’y ai pas mis les pieds, une foule de souvenirs ressurgissent, sans crier gare, Les Piétons… les premières années de Fac, les répètes avec Fabrice et James à Forbidden, avec les Wampas, les Satellites, la bande de soiffards, Vincent, Hugo, Yves, Aménophis, Gilles et son frère Francis, Boris… la bande de lesbiennes, les prostituées, les travelos, les macros, les truands de seconde zone… des soirées entières à boire, à faire la tournée des rades, le situationnisme sans le savoir, le triangle L’art Brut/le Muscadet/Les Piétons, des heures à discuter de Céline, de Rimbaud, à s’engueuler, à se défier aux échecs, les ardoises qu’on laissait, l’état dans lequel je rentrais, quand je rentrais, le squat Gare de Lyon où je dormais… j’hésite à y aller, peur d’être déçu, la crudité de la lumière du jour, je passe mon chemin, une voix m’interpelle, je trébuche sur un pavé, me retourne, oh Fred ! qu’est-ce que tu fous ? ça fait un bail, viens boire un coup. Philippe, je pensais à lui à l’instant, cette gueule, une vraie dégaine, la carrure, les poings sûrs, la démarche chaloupée, entre Brando et De Niro version séfarade, prince de comptoir, acteur à ses heures, de la figuration, un peu de pub, du théâtre porno. Il m’attrape par l’épaule, me secoue, ça me fait plaisir de te revoir, qu’est-ce que tu deviens ? alors bientôt prof ? les petites que tu vas te taper, enfoiré, on m’a dit que t’avais un groupe qui déchirait en ce moment. Les tournages ? j’ai fait une pub qui passe pas mal, tu l’as vue ? ça m’a fait un peu de thunes, j’ai tout claqué, t’es toujours avec cette fille superbe ? comment elle s’appelait, Estelle ? Ah merde, Hugo ? il est dans le dix-neuvième maintenant, Vincent ? depuis qu’il est avec cette fille on le voit plus, Gilles, Francis, les frangins ? partis dans le Sud, Yves ? la dernière fois, j’lui ai mis mon poing dans la gueule à ce connard, qu’est-ce que tu prends ? Moi qui voulais ne boire qu’un verre ou deux, c’est raté, la nostalgie, le poids des souvenirs, je me laisse entraîner. Le serveur a changé, ce n’est plus Jean-Jacques, l’exact sosie de Fernandel jeune, en bi, pas de trace d’Eddy non plus, le patron, avec ses chemises impeccables et ses faux airs à la Barclay ou à la Constantine. Je n’ose pas demander à Philippe des nouvelles de sa copine de l’époque, la plus belle entraîneuse du quartier, une brune sexy et distante qui nous mettait tous en alerte, elle avait débarqué du Sud avec Jean-Jacques, les Piétons étaient pour elle et pour d’autres filles, certes plus vieilles et plus tapées, un havre de paix, ici personne ne venait les emmerder. C’est lui qui m’en parle le premier, il l’a aimé comme un fou, mais c’était impossible, le métier a fini par peser, tu comprends, elle s’est barrée un jour, avec un mec plein aux as, retournée au bled, on ne sait pas. Arc-bouté sur le zinc, il soupire, maintenant il est avec une Black, il n’arrive pas à baiser, des fois elle le suce, c’est tout. Il chasse d’un revers de main l'humeur mélancolique, me sort son plus beau sourire, faut trinquer, à nous maintenant, au présent, il me colle une tape dans le dos, toujours aussi bon batteur ? toi tu cognais putain, quand est-ce que je vous vois sur scène ? j’ai croisé ton ancien chanteur, Marc, à l’Archipel, tu sais qu’on a failli se battre tous les deux ? il t’a raconté ? Ah t'as déconné, faut jamais sortir avec les filles dans un groupe, tu le savais pourtant, t’avais déjà donné à l’époque de James, avec cette bassiste, comment elle s’appelait, elle ? Magali. Je surveille d’un œil l’horloge, je ne veux pas rater le rendez-vous, mais les demis me retiennent, on les enfile à la chaîne, revoir Philippe me fait plaisir, la joie des retrouvailles se mélange à l’euphorie de l’alcool, je n’ai plus envie de bouger, il me raconte ses galères de comédien, ses autres conquêtes, les coups qu’il a mis, ceux qu’il a pris, la vie de galérien, les voyages. C’était ça Les Piétons, un acteur boxeur en attente de tournage, un écrivain en quête d’éditeur, un poète sans œuvre, un peintre sans toiles, des musiciens sans contrats, une danseuse boiteuse, un mime tremblotant, tous RMIstes, au milieu des putes et des bandits. La vraie vie. Je contemple le décor, la mosaïque qui fout le camp, les miroirs piqués, les murs brunis de nicotine, le zinc élimé, le bois qui part en copeaux. Il y a toujours le sucrier en forme de casque avec l’inscription cosmonaute diabétique que Vincent avait rajoutée, tout fier de lui, au marqueur. Estelle me revient en tête, je suis en retard, je décroche du bar, tu y vas ? c’est vrai ? ah je comprends, le cœur et le cul avant tout, bon à la prochaine, ici ou ailleurs, salue-là bien de ma part. L’ivresse me transporte, je vole au-dessus du pavé, je passe les cracheurs de feu, les jongleurs, pénètre dans Beaubourg, je ne suis pas tant à la bourre que ça, elle doit être plongée dans ses notes, je me laisse porter par les escaliers mécaniques, m’élève au-dessus de Paris, admire la vue, Montmartre, l’Observatoire, la Défense au loin, plus près, Notre-Dame, la tour du Châtelet et ses gargouilles. Je cherche Estelle dans la bibliothèque, la trouve rapidement, avec ses tresses c’est facile, elle n’a pas fini, je peux aller faire un tour dans les rayons si je veux, lui faire quelques photocopies si ça ne me dérange pas. Je me balade, vais au rayon philosophie, prends des livres un peu au hasard, un prêtre qui a fait une étude sur Nietzsche, Nietzsche, un athée de rigueur, ça a l’air intéressant, Aristote, un commentaire sur les futurs contingents, j’ai fait un exposé dessus l’année dernière avec Tiercelin, la bataille navale aura-t-elle lieu ? l’avenir est-il déterminé ? aucun terme d’une alternative n’est déterminé à l’avance, la seule chose nécessaire est l’alternative elle-même ; Pascal, Les pensées, l’homme est un milieu entre néant et Dieu, il serait temps que je m’y mette, à ces Pensées. Je me rends à la photocopieuse, il me reste des pièces au fond des poches, je fais des photocopies de mes mains, de mon visage, la tête collée contre le verre sous le battant, c’est plutôt réussi, des personnes attendent derrière, leurs documents sous le bras, ahuris, personne n’ose rien dire, une fille sourit, je suis content de moi. Je retourne voir Estelle, exhibe mes œuvres, ça la fait marrer, elle a terminé, le temps de ranger ce qu’elle a emprunté, je peux aller l’attendre devant. Le soleil se couche sur Paris, on redescend par les tubes de plexiglas, Estelle est très belle, plus belle que jamais, elle a mis la robe vert émeraude que je lui avais offerte à nos débuts et qui lui va si bien. On va où ? tu as faim ? je t’invite au resto grec si tu veux, je n’ai rien mangé de la journée, avec plaisir. Tu as l’air gai, tes yeux pétillent, j’ai bu deux trois verres avant de venir, j’ai croisé Philippe des Piétons, tu le connais, pas pu refuser, je suis content de te voir aussi. Sitôt au resto, je m’empresse de commander un apéro, je ne tiens pas à me taper une redescente maintenant, je reste sur la montée, feuilles de vigne, moussaka, brochettes, bouteille de vin, elle me dit qu’elle a beaucoup réfléchi, c’est un peu de sa faute aussi, elle n’a pas fait attention à moi, pensait que ça allait toujours bien, regrette que ce se soit passé avec une personne que l’on connaît tous les deux, se demande ce que ça va donner si jamais ça reprend entre nous, le fait que je vais continuer à la voir trois ou quatre fois par semaine pour les répètes, je ne sais pas quoi te dire, si ce n’est qu’entre Nina et moi c’est vraiment fini, il n’y a plus rien, c’est toi que j’aime. Je veux attraper le verre, ce sont des grands verres, presque des coupes, à l'américaine, trop hauts et trop grands, le dos des doigts tape contre le pied, le verre bascule, se renverse, tout part sur la robe d'Estelle. Elle ne dit rien, j’essaye du mieux que je peux de l’essuyer, l'accompagne aux toilettes pour tenter d’éponger le vin sur la robe, la marque est énorme, je m'aperçois dans la glace en train de frotter. On remonte, je me confonds en excuses, elle ne m’en veut pas, elle me répète que ce n’est pas grave, que ça va aller. Je n’ose pas me resservir du vin, de toute façon je n’ai plus soif, j’ai assez bu, je réalise que je suis encore soûl ce soir, comme tous les soirs depuis deux ans.


Extrait de La course aux étoiles, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible