mardi 8 juin 2021

Singes de l'espace

 



        Les macaques qui font si peur à Assia nous ont lâché la grappe. Nous nous rendons au temple de leur dieu, où eux-mêmes ne vont pas. S'inclinent-ils devant notre initiative, ou s'en remettent-ils à leurs congénères, les langurs vivant au point le plus haut de la région, pour nous accueillir comme il se doit ? Nous croisons des bergers, des chèvres, des vaches, des oiseaux de toutes les couleurs dont nous ignorons le nom et l'espèce. Sur de larges roches plates qui dominent les herbes hautes, nous nous restaurons de noix de coco entières, au lait tiède et amer, de gâteaux sucrés et salés achetés en chemin. Nous reprenons la route, infatigables. La civilisation, ce n'est pas l'invention de la roue, mais la sandale. Le pied est le rapport premier au monde et la marche est la mesure réelle de l'espace, le vrai sens du temps ; tout moteur est une tricherie et tout regard véhiculé est menteur. Six cents marches nous attendent au pied du mont Anjaneya : elles guideront le corps et l'esprit pour qu'ils s'élèvent ensemble. 

    Je suis devant, pour une fois, Assia a moins de souffle aujourd'hui ; nous suons en silence, la vallée se découvre dans notre dos, rocheuse et luxuriante, le sommet se rapproche à mesure que les nuages s'élèvent. Le temple d'Hanumam qui se présente à nous est à l'image du dieu des singes si vénéré en Inde, grandiose et humble à la fois, dominant la ville sacrée avec modestie, livrant son cœur. L'endroit de son édification n'a pas été choisi au hasard, puisqu'il marque le lieu de sa naissance. Ganesha par bien des côtés est irrésistible, mais comment ne pas être touché par Hanuman ? Ce dieu-singe m'émeut plus que tout autre, lui qui, paradoxalement, est l'un des seuls à ne pas faire son malin. Il est souvent représenté comme le serviteur dévoué, l'ami fidèle, le disciple idéal de son maître Râma, septième avatar de Vishnou, pour lequel il est prêt à tout. Il le rencontre dans la forêt, alors que celui-ci est à la recherche de sa femme Sitâ, enlevée par l'abominable Râvana ; avec son armée de singes, il l'aide à combattre le roi des démons, accomplissant des exploits au moment où tout semble perdu : volant aussi vite que le vent, déplaçant le sommet de l'Himalaya, faisant le pont entre l'Inde et Ceylan où Sitâ est retenue, conduisant ainsi son maître à sa libération et à la victoire finale sur le mal. Sa vaillance n'ayant d'égal que son humilité, sa force que sa modestie, il refuse le royaume que Rama veut lui offrir en récompense de sa bravoure, ne demandant en échange qu'à garder à jamais gravé dans son cœur l'amour du dieu et de sa compagne, ce que Vishnou lui accorde. 

    Dans l'iconographie indienne, il est parfois représenté un genou à terre, écartant son torse pour exhiber ce cœur dévoué à l'amour céleste. Bien plus qu'un disciple, même idéal, Hanuman est en réalité l'enfant du Dieu, le fils adoptif du Père qui, comme le Christ dans certaines représentations picturales, indique sa poitrine ouverte pour montrer de quel cœur sacré il aime. Quel royaume pourrait le contenir ? Les singes pleurent sur les autres, jamais sur eux-mêmes, prétend un proverbe hindou. On vient ici en pèlerinage pour célébrer encore les hauts faits de ce champion de l'amour et de la justice qu'est Hanuman. Dieu des lutteurs, souvent figuré un gourdin à la main, c'est aussi un dieu de sagesse, un grammairien sans égal pour qui les textes sacrés n'ont plus de secret – décidément, l'art de l'écriture ne se départit pas d'un certain art du combat –, on l'invoque donc, à grand renfort de récitations de noms, de mantras, de prières et de textes, pour se débarrasser de ses ennemis, autant extérieurs qu'intérieurs, pour réussir à un examen ou à un concours, mais aussi pour faire croître sa foi, sa connaissance des textes sacrés et sa vie spirituelle. 

    Pour le moment, l'armée d'Hanuman est au repos, elle se divertit et médite ; au temple, les singes ne sont pas seulement respectés comme dans le reste du pays, ils sont choyés et les offrandes ne sont pas seulement symboliques. Comment ne pas admirer un peuple qui adore les singes ? En Occident, on les enferme, on les torture et on les euthanasie au nom de la recherche et de la science ; on nie leur humanité pour mieux occulter notre propre animalité. Ironie du sort, la singerie est notre condition la plus commune, la société est devenue un immense zoo humain, où les vrais sourires ont été remplacés depuis longtemps par des grimaces encagées. Mon cerveau dans ma bouche de Programme et Quelque part de Mendelson – albums que j'ai chroniqués – ne parlent que de ça, à raison. Hanuman mon frère, s'était pourtant écrié Bhima, le plus puissant des hommes, lorsqu'il reconnut dans la forêt le dieu singe, fils comme lui du dieu du vent, dont il fut incapable de soulever la queue qui lui barrait le passage. Surprenante religion indienne, où les dieux ont des passions humaines et où ce sont les animaux – vache, taureau, aigle, éléphant, singe – qui font figure de sages, intervenant auprès des hommes pour les aider dans leur lutte quotidienne, parfois dans les détails les plus infimes, plus exactement des créatures mi-homme mi-bête – comme Hanuman au visage de langur à face noire et au corps d'homme velu, une longue queue en plus – mais dont la tête revient toujours à l'animalité.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay