mardi 29 juin 2021

Numérique VS taoïsme

 



        Zhù Li Wèi me demande de lui montrer les photos que j'ai prises avec le numérique ; elle se penche sur mon épaule pour regarder l'écran, ses cheveux de soie noirs me caressant le bras. Oh c'est la Cité Interdite, porte de la Pureté Céleste ? Oui on y était hier, ses yeux sombres et rieurs se plissent, sur celle-là tu ressembles à un moine ! A monk, or a monkey ? Un moine, ou un singe ? Elle rit, les deux ! A funky monk ? Un moine funky, oui c'est ça, ou un singe de l'espace. Là je reconnais aussi, c'est le parc Beihai, l'île des hortensias ? C'était cet après-midi, il y avait un de ces mondes, vous avez vu le Bouddha de jade ? Je l'ai pris en photo aussi, le voilà. Je ne dis pas à Zhu Li Wei qu'Assia et moi n'avons pas aimé ce grand parc circulaire où toutes les attractions étaient payantes, rempli de mauvais restos, de banals magasins de souvenirs et de bouddhas bidons, pas plus que la Cité Interdite ne nous a émus la veille, son gigantisme et sa symétrie parfaite nous ayant lassés autant que la foule et le nombre de pavillons en travaux, sans parler de la pollution et de la chaleur étouffantes. Cinq jours que nous sommes là et Pékin nous ennuie déjà, serait-ce déjà le moment de la quitter ? Nous n'en pouvons plus de parcourir la ville à vélo, dans le brouillard, la poussière, le gasoil et la saleté ; les seuls bons moments viennent en fin d'après-midi, puisque même le soir les restaurants de la capitale nous déçoivent, quand Assia est au massage et moi au bar, une bière servie par la jolie Zhu Li Wei au patio couvert de l'hôtel, bâtisse de bois noir et rouge deux fois centenaire. 

    Se collant un peu plus à moi, Zhu Li Wei veut voir d'autres clichés, combien en ai-je pris ? Trop à l'évidence, Assia me le reproche assez, tu passes ton temps à prendre des photos, à les regarder sur l'écran et le soir à les trier, tu en oublierais presque de faire l'amour ; elle exagère naturellement, puisque je n'omets pas mon devoir conjugal, surtout en période d'ovulation où Assia et moi avons découvert, désabusés, le sexe obligé. Elle n'a pas tort cependant, je suis trop sur ce foutu appareil que l'on m'a offert, mon vieil argentique me manque, avec lui les pellicules dont il fallait compter les poses, le fait qu'il fallait attendre qu'un cliché se fasse désirer avant de le prendre, je regrette la photo et son mystère, sa temporalité propre, à l'encontre de toutes les images instantanées, indéfiniment interchangeables, retouchables et jetables. Est-ce pour cela que Pékin me déçoit autant ? Je ne sais plus regarder par moi-même, entrer dans une atmosphère, une ambiance, je ne parviens plus à me couler dans l'instant et son émotion : l'exact contraire de ce qu'exige le taoïsme. 

    Zhu Li Wei m'apporte une autre bière et revient s'assoir à côté de moi, toujours plus proche. Qu'est-ce que tu lis ? Confucius, Les Entretiens, tu connais ? Jamais lu. Elle parle bien anglais, je m'étonne qu'elle n'ait su lire les caractères latins de la couverture du livre posé sur la table, ne m'a-t-elle pas dit qu'elle était étudiante ? Dans une école de mode ? Que serveuse n'était qu'un travail provisoire, pour financer ses études et aider ses parents en province, à Zhuozhou, qui ont encore à charge ses deux petites sœurs et son frère ? J'en viens à douter, école de mode, n'est-ce pas trop beau pour être vrai, un peu trop occidental ? Deux sœurs et un frère dans un pays où la politique de l'enfant unique est appliquée drastiquement, y compris dans les campagnes, n'est-ce pas invraisemblable ? Zhu Li Wei se serait-elle inventé une vie ? Pour m'impressionner, pour me séduire ? Elle m'a vu pourtant avec Assia. Je lui demande de m'écrire en chinois les mots qui me font défaut, elle s'exécute promptement, me marque à côté la traduction, dans un anglais sans faute, peut-être est-elle réellement étudiante, que son histoire est vraie, qu'importe, après tout je me prétends bien écrivain.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay