mardi 1 juin 2021

Cowboy spirituel

 



        Mes seules idoles en Inde sont vivantes et elles nous guident ; ce sont les vaches. C'est avec elles que sont advenus tout ensemble le sacré, la civilisation et la sagesse ; l'humanité est sortie de la barbarie quand elle a cessé de vouloir les tuer pour pouvoir les traire. La légende confirme le fait : c'est sous la forme d'une vache que la déesse-mère, Prithvi, celle qui contient tout, s'est révélée au monde et à Vishnou, que celui-ci voulait tuer pour mettre fin à une famine. Prête à être sacrifiée, elle lui déclara que si elle mourait, étant la Terre Mère, tous ses sujets périraient avec elle. Vishnou s'engagea alors, sous la forme de Prithu, à se faire son gardien et à la traire, recevant d'elle en tribut l'agriculture. Ce sont d'ailleurs sur ces terres, à Hampi, que Vishnou accomplit ses plus grands exploits, sous la forme de Rama, son septième avatar. Les nombreuses descendantes de Prithvi, qui tiennent d'elle leur caractère sacré, en ont-elles gardé la mémoire ? Elles vont paître plus loin, nous emmenant avec elles dans la visite des hauteurs de la ville, indolentes et gracieuses, l'air toujours aussi calme et serein – je connais le regard d'une vache qui part pour l'abattoir, les yeux d'un veau qu'on s'apprête à tuer au couteau. 

    Au moment de la crise de la vache folle en Europe, un parti nationaliste hindou n'a pas hésité à demander au gouvernement qu'il affrète des bateaux pour rapatrier les vaches anglaises malades, afin que celles-ci puissent terminer leur vie dignement dans des asiles créés pour l'occasion, ce que le parlement indien évidemment, lucide et réaliste, a refusé. Ici, elles n'ont rien à craindre, elle sont chez elles, l'Inde est la patrie immortelle des vaches – où elles sont souvent mieux traitées que les femmes indiennes elles-mêmes. L'Inde serait-elle de ce fait, grâce à Prithvi la Mère universelle, la patrie originelle de tout ? Berceau de la civilisation et avec elle de toutes les formes de pensée ? Plus encore que la Grèce que l'on a bien voulu mettre au commencement absolu de l'exclusive raison ? L'Inde a vu naître le jaïnisme, l'hindouisme, le bouddhisme et le sikhisme ; elle a accueilli avec une même tolérance le christianisme venu avec l'apôtre Thomas, 20 ans seulement après la mort du Christ, l'Islam du vivant du Prophète, emmené par les marchands arabes, de même plus tard le judaïsme au Kerala et le zoroastrisme au Gujarat. L'aurait-on oublié ? La Grèce, elle, se souvenait pourtant très bien de ce qu'elle devait aux sages indiens, et Alexandre avait su arrêter ses armées devant le fleuve Indus. 

    La tentation est grande de faire d'un pays, d'une région, d'une famille de pensées ou même d'un père spirituel la source de toutes choses – j'ai failli moi-même y céder en découvrant l'Inde et ses mystères innombrables se perdant dans la nuit des temps, tombant amoureux du pays et l'idéalisant comme on peut le faire pour une femme trop belle aperçue dans un temple –, les romantiques allemands y ont succombé à une époque et avec eux les philosophes, comprenant une nouvelle fois tout de travers comme ils l'avaient fait jadis avec les Grecs, leur passion de la révélation inaugurale et leur culte de la pureté des origines débouchant sur la funeste récupération que l'on sait, de la figure détournée de l'Aryen au symbole renversé de la croix gammée. Le mythe de la pureté originelle a beau avoir été suffisamment démonté, sa survivance reste tenace, à vrai dire jamais il n'a été aussi vivant qu'en pleine mondialisation : fantasme du retour à la source qui ne fait que trahir ce qu'il prétend combattre, à savoir une certaine fatigue physique, un immense lassitude morale et un épuisement spirituel encore plus grand, symptômes communs du nihilisme. À ne plus discerner l'avenir et à ne plus croire en lui, on se met à rêver de terre ancestrale et de langue natale, gardiennes vigilantes des vérités premières de la Nature, comme Heidegger, encarté au parti nazi de 1933 à 1944, en a eu la nostalgie. 

    Le fascisme et le nihilisme ne sont pas cousins, ils sont frères, dans le désir partagé de revenir à la terre nourricière, à la langue maternelle, au sein de la mère, à son lit et à ses draps, l'inceste étant leur loi. Christine Angot, Christ et Ange en son nom, juive d'origine, le rappelle à dessein : le rapprochement n'est pas fortuit, les victimes d'inceste font souvent le même rêve, hantée par une vision précise, celle d'un lit défait au milieu d'un camp de concentration. Tout fasciste ne rêve jamais que d'inceste et toute victime d'inceste découvre, hélas, la vérité cauchemardesque du fascisme. Pour les Allemands, il s'agissait sans doute de jouer le sanscrit contre l'hébreu, l'indo-européen contre le judéo-chrétien, autrement dit l'Aryen contre le Juif, le sang contre le métissage, le sol contre la citoyenneté mondiale : le culte de personnalité contre la foi en Dieu. On a vu ce qu'il en a résulté. Cet affrontement appartient-il réellement au passé ? Ou se rejoue-t-il encore, maintenant et pour toujours, devant nous ? Savoir choisir son camp n'a peut-être jamais été aussi impératif. Langue maternelle ou Verbe du Père ? Un coup d'épée, Ganesha le sait, peut aider. Après tout, les Évangiles constituent le seul texte religieux qui ne soit pas lié à une langue sacrée.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay