mardi 15 juin 2021

Coke en stock

 



        Avec Marc, je n'ai jamais été faiseur de morale ni donneur de leçons autrement qu'en musique, il l'a reconnu, toi au moins tu n'as jamais été do & don't do, mais là j'ai dû parler ; je lui ai dit la coke, évite. J'en ai pris assez pour savoir ce que c'est, j'ai vu suffisamment de potes tomber dedans, que ce soit Ben, Patoche ou Fifi, pour voir ce que ça fait à plus ou moins long terme. C'est comme s'ils avaient décidé d'un coup de renoncer à toute forme d'intelligence et de sensibilité pour ne développer que leur seule volonté, abandonnant au passage tout ce qui peut faire la valeur et la grâce d'une existence, un vrai suicide moral auquel je refuse que Marc se laisse aller. Les autres font ce qui veulent de leur vie, je suis assez égoïste pour m'en foutre, mais je n'accepte pas que lui gâche son talent, il a reçu un don, il n'a pas le droit de le dilapider. Le pire avec la coke, c'est ça : on s'imagine qu'il se passe des choses géniales dans sa vie, qu'on possède soi-même du génie, qu'on est le roi dans tout ce que l'on fait, alors qu'il ne se passe plus rien depuis des plombes – c'est pour ça qu'on en prend ! –, qu'on est juste un crevard qui est en train de perdre le contrôle de tout. Rien de plus désolant qu'un mec qui tombe dans la coke à trente-cinq ans, il se met à penser qu'il renaît à la vie, qu'une seconde jeunesse l'attend, alors que c'est la mort qui s'est déjà saisie de lui. La coke, c'est l'illusion même de la liberté, sa plus grande mystification : parce qu'elle désinhibe et pousse à la transgression, elle fait croire à celui qui la prend qu'il s'affranchit au moment précis où il s'aliène le plus – rien n'est plus machiavélique que la cocaïne. Si l'herbe est du côté de Dieu, comme le soutiennent les Rastafaris, la coke, elle, est indéniablement du côté du Malin, ce n'est pas pour rien que les Colombiens la surnomment el diablo, la poudre à perdre les âmes, ils savent de quoi ils parlent – ils nous devaient bien ça, on est venu chez eux, crucifix et épée à la main pour détruire leur civilisation et les exterminer, en retour ils nous envoient le diable en personne pour nous anéantir –, défoncé, le cocaïnomane se prend aisément pour un petit dieu, capable à lui seul de distinguer le bien du mal et d'en disposer à sa guise ; viendra bientôt le temps il ne discernera plus rien du tout et face à ce qui l'attend, au bout de sa hideuse dépendance, Lucifer semblera un ami et l'enfer lui-même apparaîtra comme une villégiature. 

    Ça commence gentiment, avec des audaces, on dit enfin ce que l'on pense, on fait ce que l'on n'osait faire – le nombre de potes qui se sont découvert des penchants homosexuels sous coke, deux lignes et l'envie de vous sucer la bite les prend, encore deux lignes et c'est un curieux désir de se faire enculer qui les saisit –, ça continue avec des plans à quatre, des tours dans les clubs échangistes, on tient absolument à prêter sa copine, à baiser la femme des autres ; ça finit dans des hôtels de passe avec des travelos brésiliens – qui vendent souvent la coke, et pour cause – ou attaché à des chaînes en sous-sol, jouissant sous le fouet du plaisir – ce bourreau sans merci –, ils se découvrent, mi fascinés mi-horrifiés, des tendances pédophiles, des fantasmes de viol, de meurtre, enfin de suicide. Le plus paradoxal avec la cacaïne – comme l'appelle mon pote Hugo –, outre le fait qu'elle offre l'illusion à son usager qu'il garde le contrôle de sa consommation alors même qu'il est déjà sous son contrôle depuis longtemps, est sa dimension spirituelle, qui échappe d'ailleurs rarement au cacaïnomane : la coke est un combat spirituel à elle seule, poussant au crime et à son aveu. Que cherche le cocaïnomane ? À dire, me voici, tel que je suis, dans le meilleur et dans le pire, c'est un ecce homo inversé. 

    Je ne compte plus lors de soirées, aux chiottes, dans la salle de bain, sur un rebord de cuisine, à l'arrière d'une voiture, les confidences que me font des personnes avec lesquelles il m'arrive de partager un gramme ; je me souviens à peine de leur prénom et elles me racontent tout : accident grave avec délit de fuite, fille laissée violée, bagarre ayant mal tourné, vengeance virant au drame, meilleur ami dénoncé pour éviter la prison, compagne livrée pour payer des dettes de jeux ou de came, argent cramé dans un coupé et dans des bijoux offerts à une pute de luxe, de vraies séances de confession dont je ne sais pas toujours comment me sortir – euh, ouais d'accord, mais qu'est-ce que je peux faire pour toi, au juste ? Parce que là, j'ai pris le même produit que toi, je n'ai aucun pouvoir de t'absoudre –, et quand ce ne sont pas les péchés, ce sont leurs conséquences dramatiques, surtout chez les filles, les lourds secrets de famille : mère internée par le père fraîchement remarié, soeur découverte à l'âge adulte, abus sexuels, inceste réitéré, tentation récurrente de se tuer – et dire que la coke est censée être une drogue festive ! Il est vrai que toutes les cokes ne se valent pas, certaines donnent envie de danser comme la colombienne, d'autres rivent au siège ; certaines font bander comme la vénézuélienne, d'autres en empêchent totalement ; certaines rendent heureux et philosophe comme la péruvienne – le Graal selon Marc, si difficile à obtenir –, d'autres attristent et poussent au désespoir, comme la bolivienne, sur laquelle je suis tombé souvent ; la plupart du temps, hélas, on ne met la main et la narine que sur de la brésilienne trop coupée qui combine mal toutes ces propriétés – les années 80, période dorée de la coke, sont terminées depuis longtemps. 

    En dépit de ses différents effets, et du fait même qu'elle empêche de dormir et qu'elle contrecarre les effets négatifs de l'alcool, la cocaïne reste la drogue de la nuit par excellence, celle qui permet de sortir toute la nuit, de sortir de la nuit où tous les chats sont gris, au revers d'un monde diurne où tout paraît forcé, arbitraire et illusoire, de se voir enfin authentique et affranchi, en recherche perpétuelle de beautés – à travers un désir sexuel irrépressible, même impuissant. La liberté, la vérité et la beauté réunies ? Concentrées dans une substance blanche que l'on s'envoie au terme d'un rituel en partage ? Comment ne pas voir dans la coke l'hostie des athées, comme pour l'héro, dans leur prise la pratique religieuse de ceux qui n'en ont plus ? Ils communient, ils ont des extases, il faut danser, il faut chanter, la fraternité est à nouveau à portée de main, d'épaule, de baiser ; ils rêvent de joie éternelle, ils se réconcilient, les larmes aux yeux, ils pardonnent. La nuit suffit-elle à sauver la journée ? Laquelle des deux, au juste, est le mauvais rêve de l'autre ? Un seul ami peut-il racheter l'humanité ? Au matin pâle, hélas, c'est le dur retour au réel, à la solitude et au silence – même à plusieurs – où, comme le cocaïnomane fauché qui finit par manger ses crottes-de-nez farcies de résidus de coke, chacun n'a plus qu'à se dévorer soi-même et à fuir de son côté, alors que personne ne le poursuit.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay