mardi 18 mai 2021

Toc sur la topka

 



        Quelques roupies laissées en offrande nous permettent de pénétrer dans le temple, où de rares pèlerins font le tour des autels ; Assia et moi passons de cour en cour ; je frappe du plat de la main les colonnes creuses de granit gris qui rendent chacune une note différente ; laissé un instant seul, j'improvise un morceau pour Assia ; nous levons la tête pour retrouver les scènes sculptées du Mahâbhârata, reconnaissant ici Shiva, là Parvati, auxquels le temple entier semble dédié. Après les bananes, c'est une noix de coco que je dépose au pied du lingam sacré, rendant hommage au symbole suprême de l'union charnelle et mystique. Assia reçoit une fleur à l'oreille et un vieux brahmane me marque d'un point rouge entre les deux yeux, à l'endroit précis de ma blessure. Avant de sortir, une dernière pièce permet à Assia de recevoir un coup de trompe sur la tête, et toc sur sa topka, de la part d'une éléphante lymphatique, tape bienveillante censée lui porter bonheur.

    Sur la rue principale, Assia et moi nous régalons de beignets aux épices et d'un lassis. Le soleil est revenu, avec lui la lumière intense, les couleurs vives et les sourires. Une seule journée ensoleillée, ça ne laisse pas de m'étonner, suffit à faire oublier tous les jours de pluie, comme une belle matinée de printemps à Paris suffit à faire oublier tout l'hiver. Un jour de bonheur parfait n'en fait-il pas autant, en reléguant dans les arcanes éloignées du souvenir tous les moments difficiles de la vie ? C'est l'autre miracle de la mémoire, et l'impression que me laisse la joie calme de Hampi. Ici, tout relève du prodige : les hommes, les femmes, les vaches sacrées, les chiens et les singes qui vont chacun leur chemin, sans que nul ne revendique de priorité ; les sculptures minérales et florales qui se dressent un peu partout et dont il est impossible de savoir si ce sont les hommes, un dieu ou la nature qui les ont posées là ; la profusion de temples dispersés dans la jungle ; la tranquille majesté du fleuve qui ne le dispute qu'à la souveraineté colossale du gopuram, tour pyramidale de 60 mètres de haut qui rayonne dans le jour comme un phare spirituel.

    Nous quittons la rue principale pour descendre vers le fleuve ; nous longeons la palmeraie, au bout de laquelle se trouve un manguier géant, qui paraît avoir mille ans et dont les racines énormes sortent du sol, abritant des familles de singes et d'oiseaux ; une balançoire y a été installée, promettant de précipiter dans le courant celui qui s'y balancerait trop fort. Un restaurant a étagé ses terrasses sous ses branches immenses, le bien-nommé Mango Tree, tenu par des jeunes enthousiastes ; ils n'y servent ni alcool ni viande, ça me contrarie cinq minutes avant de me plaire, je découvre l'idyllique sans l'éthylique. Les currys végétariens et les thalis sont surprenants, Assia allongée est aux anges ; je contemple longuement le couchant qu'emporte le fleuve et les étoiles qui appellent la nuit.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay