mardi 11 mai 2021

Revoir Fight Club et relire Saint Augustin

 



        Arrivés à Panjim, nous partageons un taxi avec un couple de Parisiens qui nous rappellent aussitôt, à son insu, pourquoi nous étions si contents, Assia et moi, de quitter Paris. Lui parle fort en employant des superlatifs à tour de bras, des trop, des délirant et des fff-pouah ! à chaque coin de phrases ; elle n'a rien à dire, elle se contente d'abonder dans son sens, en acquiesçant des mais carrément ! ou des ah non mais ouais ! Ils nous racontent par où ils sont passés et ce qu'ils ont fait, ils ha-llu-cinent, là ils se rendent à Goa pour les plages et la fête, en pleine mousson ? On leur souhaite bonne chance, à cette époque tout est fermé, nous ne passons à Old Goa que pour les églises portugaises et pour nous rendre plus au Sud, à Hampi. Ils ne remarquent pas un seul instant que ce qu'ils disent ne nous intéresse pas ; Assia est plus polie que moi, elle fait semblant d'écouter ; je n'entends plus rien, j'ai déjà oublié leur prénom – ça m'arrive de plus en plus souvent à Paris, on me parle et je ne sais pas qui me parle, je suis incapable de me rappeler du nom de la personne qui s'adresse à moi, alors que les présentations viennent d'être faites –, je n'arrive pas à entrer dans des conversations que je trouve toutes, plus ou moins, banales et inintéressantes ; Assia m'en fait suffisamment le reproche, je ne fais aucun d'effort selon elle, je deviens un vrai sauvage. 

    Lui ne me fait que trop penser à Nato, le rédacteur en chef de la revue avec lequel j'étais en conflit – mimique et fausseté identiques, d'apparences comme de ton, comme un trop plein de formes qui voudrait cacher un vide de fond, un excès d'expressions une fondamentale inhibition – et que j'ai réussi à dégager de la revue, un soir à la Flèche d'Or lors d'un concert de David Thomas et de Rodolphe Burger, en lui disant en face tout le mal que je pensais de lui, le laissant dire à tout le monde le lendemain que je l'avais agressé physiquement, bien qu'Assia puisse témoigner du contraire. Ne l'avais-je pas déjà menacé devant témoins de telles représailles, s'il continuait à se moquer de moi et à faire preuve d'autant de mauvaise foi ? Lui a sans doute passé une très mauvaise soirée, pour ma part j'ai vu l'un des meilleurs concerts de ma vie – le chanteur de Père Ubu, quelle prestation, quelle prestance, quelle présence physique, la bouteille de Cognac à la main, à l'opposée de celle d'un Rodolphe Burger qui s'est montré ce soir-là à l'image de ses arpèges, plus qu'aléatoire. On avait pourtant tout pour s'entendre, lui et moi : Nato vient d'ouvrir un bar dans le Marais, je travaille toujours au bar de mes parents ; comme moi il joue de la batterie, m'ayant accessoirement remplacé auprès de Marc ; il partage avec moi des velléités d'écriture, démarchant également les éditeurs ; il prétend n'aimer que les filles brunes à peau mate – louchant un peu trop sur Assia et voulant sans cesse s'asseoir à côté d'elle aux soirées, quoique je ne l'aie jamais vu avec une fille –, il ne jure que par Fight Club, film sur lequel on s'est promis tous les deux d'écrire. 

    Nato s'est-il jamais battu ? Comment peut-on vraiment se connaître si on ne s'est jamais battu ? Peut-on vouloir mourir sans cicatrice ? Le gros porc en 4x4 avec lequel je me suis bagarré en pleine rue à Paris m'en a laissé une belle, au revers de la lèvre, je la sens encore quand je passe la langue dessus. Détester un homme, c'est se détester soi-même ; lui porter un coup, c'est se faire plus mal encore, est la citation précise, qui me revient, de Saint Augustin. Simple coïncidence ou fatalité partagée ? Peu de temps après, c'est Marc qui s'est battu avec le régisseur des Cure, dont il assurait avec Nato et son groupe la première partie au festival de Glastonbury. D'où vient toute cette violence ? Du sentiment horrible du ratage intégral de nos vies ? De la conviction atroce, à trente-cinq ans passés, d'avoir déjà tout perdu ? C'est seulement lorsqu'on a tout perdu qu'on est libre de faire tout ce qu'on veut. Nato a-t-il assez perdu ? C'est le plus grand moment de ta vie mec, et tu t'en évades ! Là voilà ta souffrance, là voilà ta brûlure, c'est là et pas ailleurs. Le personnage de Fight Club incarné à l'écran par Brad Pitt, Tyler Durden, faisait-il référence à Saint Augustin, aux théologiens du Moyen Âge ou aux mystiques rhénans lorsqu'il parlait ainsi, ajoutant que Dieu lui-même nous avait abandonnés, que nous étions ses enfants non-désirés et qu'en toute probabilité il ne nous aimait pas du tout ? Maître Eckhart, au 13ème siècle : Dieu n'est pas du tout aimable, il est au-dessus de tout amour et de toute amabilité. Plus encore : Ici l'âme perd tout, Dieu et toutes les créatures. Ceci semble extraordinaire, qu'il faille que l'âme perde aussi Dieu ! J'affirme : en un sens, il lui est même plus nécessaire, pour devenir parfaite, de perdre Dieu plutôt que la créature ! Toujours est-il qu'il faut que tout soit perdu, il faut que l'existence de l'âme soit établie sur un libre rien ! C'est d'ailleurs l'unique dessein de Dieu que l'âme perde son Dieu. J'ai appris par cœur d'Angèle de Foligno, la grande mystique italienne, cette phrase : Beaucoup croient être dans l'amour qui sont dans la haine et beaucoup, inversement, croient être dans la haine et sont dans l'amour.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay