mardi 9 février 2021

Venir 30 fois en Inde et ne rien voir




        À défaut d'âme du monde, l'âme de l'Inde serait-elle plus aisément saisissable ? Surtout de nos jours, où les voyages sont plus accessibles et que l'intégralité des textes canoniques de la spiritualité indienne nous sont connus ? Les intellectuels et autres spécialistes autoproclamés de l'Inde s'en tirent-ils mieux que les philosophes d'antan ? On peut en douter, quand on se met à les lire de près, comme le célèbre Jean-Claude Carrière, indolâtre venu trente fois en Inde et qui confesse ne toujours pas en saisir le cœur ni à en expliquer l'existence – est-il utile que l'homme y retourne une trente et unième fois ? Pour lui, l'Inde reste un pays chimérique, incohérent, complexe et confus, mélange de peuples, de langues, de coutumes, de croyances, d'activités qu'aucune unité ne peut réduire et qu'aucune raison ne peut comprendre, si ce n'est celle, secrète, d'un seul texte, le fameux Mahabharata – dont on ne peut soupçonner qu'il ne le maîtrise pas puisqu'il l'a adapté au théâtre avec Peter Brook – qui agirait selon lui comme un ciment invisible. Comment un homme à l'érudition si parfaite, humaniste sincère, curieux et raffiné, peut-il en arriver à réduire l'Inde à l'hindouisme ? C'est pourtant à cela qu'il se livre dans son foutraque Dictionnaire amoureux de l'Inde, accréditant – malgré lui ? – la thèse principale des grands théoriciens du nationalisme ethnique et des extrémistes hindous qui, lorsqu'ils accèdent au pouvoir, s'évertuent à débaptiser les villes et les monuments, à réécrire les livres d'Histoire et à réviser les manuels scolaires afin les rendre plus conformes à leur idéal fanatique d'hindouité. Se serait-il fait à son insu le disciple du revitaliste V. D. Savarkar, en minorant comme lui, voire en niant les contributions bouddhistes, jaïnistes, musulmanes, chrétiennes, parsies et juives à l'identité de l'Inde ? Que l'on songe aux deux plus grands empereurs de la nation indienne et l'on cite aussitôt Ashoka et Akbar, soit un bouddhiste et un musulman… 

    C'est vrai que Carrière ne semble pas beaucoup les aimer, les musulmans ; il ne les voit que de loin, au Pakistan : il oublie un peu vite que l'Inde abrite encore la plus grande communauté musulmane au monde – 140 millions de personnes – vivant dans une démocratie libérale, après l'Indonésie. Il ne leur pardonne toujours pas visiblement d'avoir vaincu Hampi, ce qui peut se comprendre sans toutefois s'excuser ; dans l'histoire ensanglantée de l'Inde, écrit-il, l'Islam frappe fort et fait mal. À le lire, les Maharajas n'auraient conquis et défendu autrefois leurs royaumes qu'à coup de fleurs, de musiques et de danses. Il est usuel de faire le même reproche aux croisés, à croire que les arabes ne sont jamais arrivés jusqu'à Poitiers. Ce que vise en fait Carrière à travers son rejet de l'Islam, outre une fâcheuse tendance qu'auraient les musulmans à préférer à la danse la prosternation, à l'érotisme la prière, aux chatoiements du sari la pudeur du voile, deuil islamiste qui couvre de sombre tant de femmes, attristant le monde, autrement dit au plaisir d'être en vie un obscur désir de mort – tiens donc, on y revient encore –, n'est autre que le monothéisme lui-même, responsable à ses yeux de tous les maux. Passons sur Les Contes des mille et une nuit, sur la longue tradition érotique de l'Islam, sur les visions de paradis du Coran, où il n'est question que de vin et d'accouplements, sur l'orgasme sexuel considéré ici-bas comme le prélude de la jouissance divine dans l'au-delà, de l'union des corps sur terre qui préfigure la réunion avec Dieu au ciel, exactement comme dans le sublime Cantique des cantiques des chrétiens, sur la conception soufie de la femme comme figure privilégiée de théophanie – n'insistons pas, Jean-Claude Carrière en reste persuadé, pour un musulman, le désir des femmes ne compte pas –, oublions donc les paroles du Prophète qui recommande au fidèle de ne pas se jeter sur son épouse comme sur un animal, de la préparer avec le regard, la parole, la caresse. Comment ne pas rester en revanche estomaqué par sa critique du monothéisme, qu'il juge en son essence intolérant et belliqueux, lui préférant définitivement un polythéisme qui serait par définition plus ouvert et pacifiste ? Ce grand érudit croit avoir les témoignages de l'Histoire pour lui, faut-il lui rappeler que les Grecs et les Romains, guerriers conquérants sans pareil, étaient des polythéistes convaincus ? De même que les Huns et les Wisigoths ? Que les nazis, avant de s'emparer d'une Europe chrétienne, s'étaient empressés en Allemagne de restaurer tout un fatras polythéiste indien et teutonique ? Continuer d'opposer de cette façon les hindous et les musulmans, les hindous et les chrétiens comme le fait Carrière, au moment même où, en Inde, des musulmans se font massacrer au Gujarat et où des églises catholiques sont incendiées au Nagaland par des milices hindoues, n'est-ce pas une attitude un peu irresponsable, pour ne pas dire criminelle ? 

    Comme c'est étrange que de ce point de vue là Carrière se montre si peu indien en fin de compte, c'est-à-dire indigne de cette incroyable tolérance qui caractérise véritablement l'Inde, en dépit des pogroms et des attentats qui déchirent sporadiquement sa périphérie mais qui n'atteignent jamais son intégrité. À tout prendre – quitte à vouloir absolument trouver les origines de cette incompréhensible et miraculeuse unité de l'Inde d'aujourd'hui –, ne faudrait-il pas plutôt chercher du côté de sa constitution politique, qu'elle a directement héritée des Anglais ? C'est-à-dire des anglicans, très précisément des chrétiens dont le monothéisme a été le premier dans l'Histoire à affirmer le caractère sacré et la valeur absolue de chaque individu, aussi faible et pauvre soit-il, fondant ainsi les bases de justice et d'égalité de la démocratie à venir, qui s'opposera à jamais à toute forme de domination se réclamant de la race, de la classe ou de la caste. C'est donc à un drôle de retournement que se livre Carrière – décidément dans le domaine, que de spécialistes en inversion –, en soutenant sans rire que le monothéisme est un obscurantisme et que le polythéisme est une philosophie des lumières. C'est que l'indophile ne fait aucune distinction au sein du monothéisme, mettant dans le même mauvais sac le musulman et le chrétien, unis dans une pareille monomanie intégriste. Quant au monothéisme juif, fondateur des deux autres, il n'en fait aucun cas ; il l'exclut tout simplement de l'histoire du monde. Parlant des Indiens qu'il réduit une nouvelle fois aux hindous et de leur texte sacré le Mahabharata, il ose cette phrase effarante : aucun autre peuple n'est aussi étroitement lié à une œuvre poétique que le peuple indien. Que les chrétiens, de nos jours, aient perdu quelque peu leur rapport aux Évangiles, cela se conçoit ; que les musulmans, entre guerres intestines et modernité, soient en train de perdre leur rapport avec le Coran, cela peut s'imaginer – et pour Carrière sans doute se rêver –, mais du lien qui unit les juifs et la Thora, que fait-il ? Rien : du destin inextricablement lié d'Israël et de la Bible hébraïque, Jean-Claude Carrière ne fait à proprement parler rien du tout. Il ajoute, toujours à propos du Mahabharata : aucune œuvre, à ma connaissance (mais il me semble que, s'il en existait une autre, je le saurais), n'a montré autant d'ambition dans son propos et autant d'invention dans l'enchaînement des épisodes. Quel exploit que de parvenir, dans une double forclusion du divin et du littéraire, à retirer au grand texte indien – rien que de la poésie et des histoires, n'est-ce pas ? – le caractère sacré que les hindous eux-mêmes lui attribuent et à refuser en même temps à tout autre texte comparable la possibilité d'exister – voyons, si la Bible avait été écrite, notre incrédule érudit l'aurait su, non ? 

    On connaissait auparavant ces esprits malins qui s'ingéniaient à contester aux juifs une partie de leur histoire, de leur souffrance et de leurs morts ; il faudra désormais faire avec ceux qui, poussant la révision et la négation plus loin, en arrivent à leur refuser purement et simplement l'existence. Quoi de moins étonnant de la part de ceux qui, comme Carrière, considèrent le monothéisme comme la grande catastrophe de l'humanité ? Le raisonnement s'enchaîne de lui-même : si le Dieu unique est la source de tous les maux, alors les juifs, qui sont le peuple de cette révélation, sont à l'origine de tous nos problèmes – jusqu'à la conclusion qui s'impose : que les juifs disparaissent et nos problèmes disparaîtront. Les assassiner physiquement en masse n'avait pas suffi ; tenter de les assassiner une seconde fois par un déni de mémoire n'a pas davantage réussi ; les précipiter une bonne fois pour toutes dans le néant en prétendant qu'ils n'ont jamais existé ne serait-il pas, au final, la solution idéale ?




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay