mardi 23 février 2021

Tangier dream

 



        Assia me tend le Guide du Routard, pages ouvertes sur les bars et les hôtels de la baie. Du doigt, elle pointe l'hôtel El Minzah où ont résidé, entre autres, Winston Churchill, Juan Carlos et Jean Genet ; il existe des photos célèbres des Rolling Stones prises dans cet hôtel, où passaient aussi Brion Gysin et William Burroughs. N'en déplaisent aux guides, Tanger n'est pas la ville où les Stones ont écrit leurs meilleures chansons, mais celle où Brian Jones a été abandonné par le groupe et où il s'est fait piquer Anita Pallenberg par Keith Richards – et Genet détestait Tanger. Assia irait bien y boire un verre un soir, au bar pour écouter du piano. L'hôtel vit-il encore de la mythologie fantasmée d'une époque désormais révolue ? J'imagine la suite Brian Jones, à 3000 dirhams la nuit, avec accès privatif à la piscine de l'hôtel ; la chambre double Jean Genet, donnant sur les parcs où traînent les adolescents lascifs et de jeunes voleurs ; la terrasse William Burroughs, avec vue imprenable sur le labyrinthe de l'interzone. 

    Tanger, paradis terrestre des artistes ? Dans les années 30, peut-être, quand la ville était une zone internationale affranchie de droits de douane, saturée de trafics, de contrebande, de contrefaçons, d'espionnage et de prostitution. Ville cosmopolite ? Contrairement au suranné Paul Bowles, Burroughs n'a jamais cru à cette vision d'Occidental rêvant l'altérité arabo-musulmane, à cette idéalisation orientale du modèle américain, les deux pour lui ne se ressemblant et ne se rejoignant que dans le malentendu. Ici l'Orient rencontre l'Occident en une débâcle de totale incompréhension, chacun attendant de l'Autre la Réponse, le Secret, sans pouvoir la trouver, car ni l'un ni l'autre n'en détiennent, écrit-il dans Interzone. Les commentateurs ont beaucoup insisté sur l'importance qu'a eu Tanger dans la vie et l'œuvre de Burroughs, après qu'il ait tué sa femme, ville d'expiation et lieu de sa venue au monde en tant qu'écrivain, en revanche, et ce n'est guère surprenant, bien peu ont relevé l'importance qu'a eue l'Islam dans sa rédemption. Lettre à Ginsberg des années 50 : Interzone me vient comme sous la dictée, j’ai du mal à tenir le rythme. Je vais envoyer ce qui a été fait jusqu’à présent. Lis-le dans n’importe quel sens. Cela n’a aucune importance… Ma conversion religieuse est maintenant terminée. Je ne suis ni musulman ni chrétien, mais j’ai une grosse dette envers l’islam et n’aurais jamais pu entrer en contact avec Dieu AILLEURS QU’ICI. Je suis conscient de tout ce que j’ai pu absorber de cette religion en vivant en osmose avec elle et sans même parler un seul mot de cette langue effrayante. Je vais m’en occuper quand j’aurai un moment de temps libre. En ce moment, j’ai à peine le temps de manger et de baiser. 

    Burroughs anarchiste ? Sans dieu ni maître ? Plutôt un spiritualiste qui explorait toutes les possibilités de la conscience et qui croyait à la survie de celle-ci après la mort, unique raison d'après lui pour laquelle il fallait continuer à se battre dans ce monde. Parrain du punk, plus certainement, ne respectant aucune catégorie et ne voulant entrer dans aucune communauté, pas même homosexuelle, ses points communs avec Genet sont nombreux. Les pédés m'emmerdent, qu'ils aillent se faire foutre ! déclarait l'auteur du Journal du voleur, quand un journal gay voulait l'interviewer. De la cause palestinienne qu'il s'était mis à soutenir de toutes ses forces, défense des opprimés au regard de laquelle la littérature avait fini par lui apparaître comme une gigantesque imposture, Genet disait : le jour où les Palestiniens auront leur État, leur police et leur armée, ils ne m'intéresseront plus. Navrant Blanchot qui écrit sur Genet, invalidant son œuvre sous prétexte qu'elle exclut le lecteur comme semblable et qu'elle ne repose pas avec lui sur un rapport d'honnêteté. Depuis quand la bienveillance préside-t-elle à la création d'un roman ? Ne faut-il pas en écriture, comme dans le rock, être particulièrement mal intentionné ? La chose est pourtant connue, on ne fait pas de bons livres avec de bons sentiments – ce que Maurice Blanchot savait mieux que quiconque, d'ailleurs.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay