mardi 16 février 2021

Hommage à Emmanuel Carrière (suite)




        Comme la bêtise et la méchanceté sont prévisibles, même érudites – il n'y a guère que la bonté qui surprend, même inculte –, c'est toujours à l'œuvre la même logique de ressentiment : refus de la Loi, haine du Livre, rancune envers le peuple qui l'a porté, surdité au Verbe qui les a révélés – tares si communes des disgraciés du style et des orphelins de la vérité qui n'ont plus qu'à se vouer aux idoles et à eux-mêmes, comme Jean-Claude Carrière, bon scénariste de cinéma et écrivain médiocre. On comprend mieux maintenant qu'il soit passé à côté de l'Inde – bon sang, trente visites ! – surtout lorsqu'on découvre de quelle manière il a voyagé : en voiture, avec chauffeur et guide, et toujours pour le travail. Il aura donc traversé l'Inde en regardant par la vitre comme on voit à travers l'écran de sa subjectivité, en se faisant des films, trouvant au passage les paysages de l'Inde sans charme, aussi monotones que sa cuisine – confondrait-il avec les Pays-Bas ? –, fantasmant les Indiens et leur croyance, foi dont au fond il n'accepte pas une seule seconde le mystère, lui le conteur, s'imaginant seulement communiquer avec leurs dieux par l'imagination – c'est que l'homme a ses émois –, se voyant ici vaguement panthéiste comme tout le monde, adorant une source, un arbre, un volcan ou un rocher s'avançant dans la mer – lui parleront-ils un jour, lui diront-ils d'aimer son prochain comme lui-même ? –, ou se rêvant complaisamment installé dans quelque palais indien, servi par Ganesha en personne. Il s'en réconforte : si toute religion est œuvre de l'imagination, toute œuvre de l'imagination ne serait-elle, quelque part, divine ? Et son créateur un dieu lui-même, digne après tout d'être servi par un de ses semblables ? 

    C'est là un summum de vanité et peut-être tout le drame de Carrière, de s'être servi de l'Inde plus qu'il ne l'a servie. Doute-il de ses visions, de sa compréhension et de ses idées ? Il se rassure du mieux qu'il peut – c'est-à-dire très mal – en se convainquant que vouloir se défaire des illusions du monde est sans doute la plus grande des illusions, habituel cabotinage d'esthète qui trahit toute l'étendue de la dérobade intellectuelle et de la débandade morale, comme le montre la fin foireuse de son Mahabharata théâtral, piétinant une fois de plus la piété extraordinaire des Indiens. Mais comment saisir l'âme de l'Inde si l'on est soi-même dépourvu d'âme ? Si l'on est incapable de faire la différence entre foi et superstition, croyance et idolâtrie, entre rituel et folklore, dévotion et charlatanerie ? Plus grave encore : entre réalité et songe, vérité et mensonge, entre le juste et l'injuste, le bien et le mal ? En décrétant que toute vérité est imaginaire et que toute imagination est illusoire – ne distinguant même plus la première de la seconde –, Carrière n'a pas seulement renoncé à son âme en commettant le plus grand crime contre l'esprit – le seul qui ne soit pas pardonné, dit la Bible –, il s'est aussi damné en tant qu'artiste et en tant qu'écrivain. Si toute vérité est imaginaire, comment l'imagination pourrait-elle dire alors quelque chose de vrai ? 

    Voilà ce qui arrive quand on précipite tout critère de jugement dans un néant qui n'a rien d'indien et que l'on voue tous les croyants que l'on finit par confondre à un même destin de malheur et de mort – c'est définitivement une obsession chez les Occidentaux. Ainsi écrit-il, au plus haut de sa confusion : Seul le ciel divise et oppose. Tout ce qui est réel réunit, comme il est normal. Mais l'irréel, l'imaginaire, le vide, en un mot le néant, déchire et assassine. Fallait-il ajouter au drame la tragédie ? C'est une chose que d'identifier le prêtre et le charlatan, le saint et le tartuffe, l'artiste et le faiseur, le chercheur de vérité et le menteur, le législateur et le tyran ; c'en est une autre que de confondre les victimes et les bourreaux. Nous savons bien que tout voyage est illusion et que tout récit de voyage est mensonge avait-il prévenu, cherchant visiblement à se protéger à l'avance de son inconséquence ; encore n'était-il pas obligé de s'aveugler sciemment et de mentir délibérément. Le néant qu'il croit voir à l'œuvre partout, aussi bien dans l'imaginaire que dans la foi, l'habiterait-il en secret, lui qui parle plaisamment de la certitude de la fin, de la joie secrète de mourir – s'est-il déjà réjoui de la mort d'un proche ? Parce que le divin lui est resté invisible, il l'a déclaré inaccessible ; parce qu'il ne l'a jamais exaucé, il l'a déclaré inutile ; parce qu'il n'a jamais entendu sa voix ni reflété sa conscience en lui, il affirme qu'il n'est rien, préférant rendre hommage à ce néant qui l'a vu naître et qui le verra disparaître bientôt.

    Carrière à l'évidence n'aura écouté que son seul plaisir, lui le grand épicurien devant l'éternel, qui associe saveur et savoir, prenant pour une profonde philosophie ce qui n'est que la maxime du plus grand nombre – si j'ai du plaisir, c'est que j'ai raison, non ? – et projetant la vacuité de sa spiritualité sur tous ceux qui auraient la folie de ne pas penser comme lui, en les traitant systématiquement d'adeptes du néant. N'a-t-il pas vu où se trouvait le plus grand vide ? Carrière n'a pas compris la spiritualité indienne, pas plus qu'il n'a saisi les paysages ni apprécié la cuisine, pourtant tous trois inextricablement liés aux hommes, mais alors qu'a-t-il pigé exactement en Inde ? Et pourquoi diable lui a-t-on demandé d'en rédiger le dictionnaire amoureux ? Il est des amours dont on se passerait bien, surtout de la part de ceux qui ne connaissent rien en âme ni en amour. L'Inde est une éponge spirituelle et c'est à une pierre qu'on a demandé d'en parler.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay