mardi 2 février 2021

Hey Hey, My My




        L'être du rock ne réside pas plus dans son histoire qu'il ne se situe dans un instrument, dans l'enregistrement, dans une technique de distribution, de diffusion ou de commercialisation ; il n'est pas davantage dans sa consommation, qu'elle soit individuellement récréative, socialement divertissante ou mondialement spectaculaire – comme usage raisonné d'une fantasmagorie de liberté manquée –, n'en déplaise au fonctionnaire de la pensée nancéien. Le rock n'est pas même dans un mode de vie, qui peut certes s'avérer fascinant, et ô combien enviable, mais qui peut se révéler aussi comme l'un des plus cons qui soient, débouchant fréquemment sur la surdité, l'obsession sexuelle, l'alcoolisme et la toxicomanie. Son être n'est pas non plus politique, il n'est pas le son de la révolution ; comme tout art, il n'est ni de droite ni de gauche, même si l'on trouve beaucoup plus de personnes de gauche dans son public, il y a aussi des rockeurs de droite – hélas, et c'est en France la plaie purulente de Johnny Halliday, le Alain Delon du rock. Elvis le premier, n'a-t-il pas renié les années 60 auprès de Nixon, critiquant les Beatles et condamnant l'usage de la drogue ? Bob Dylan, le chanteur de Times they are a changin', Juif converti au christianisme, n'a-t-il pas lui-aussi viré conservateur ? Et que dire de Lemmy de Motörhead ? De Black Francis des Pixies ? La moitié des Ramones soutenaient Bush père et fils, pour ne rien dire des Eagles of Death Metal – même si c'est resté une énigme pour moi, j'ai réussi à jouer successivement avec deux guitaristes de droite. Dans une certaine mesure, le rock n'est pas une musique. Il y a parfois plus de rock'n'roll dans un livre, un film, une pièce de théâtre, un spectacle de danse, dans un bar, une dispute ou une baston que dans tous les disques de Coldplay réunis. Alors, où est le rock ? Serait-ce seulement une attitude ? La fameuse Rock'n'roll attitude… N'est-ce pas le degré le plus bas de l'être ? Côtoyant toujours le non-être, si ce n'est le plus grand néant ? Le rock est effectivement une façon d'être, mais une des plus fondamentales qui soient, peut-être la plus authentique, au regard de laquelle toutes les autres paraissent plus ou moins fausses ou empruntées. 

    Le rock est le tremblement de l'être lui-même, son ébranlement dans la création – qu'elle soit humaine ou inhumaine –, il saisit l'homme à la manière d'une catastrophe naturelle, comme un tremblement de terre, un ouragan, un orage ou un incendie. S'il s'agit bien d'électricité en effet, c'est celle de la foudre, des fulgurances de l'éclair, qui frappent par hasard et par fatalité ; par elles, c'est comme si la nature avait jeté ses dernières forces dans un monde où l'on avait résolu de ne plus l'écouter et avait donné ses ultimes règles à l'art avant que ce dernier ne disparaisse. Le rock foudroie littéralement, tous ceux qui ont été frappés par lui insistent sur ce point : c'est une violente épiphanie qui prend tout entier, les jambes comme la tête ; on ne le choisit pas, on ne peut décider de lui, c'est lui qui appelle. Le rock a ses élus, c'est injuste mais c'est comme ça, à chacun sa croix. Musique d'orage et de feu, art du désordre ravissant comme l'a prophétisé Nietzsche, le rock vient tout remettre en cause, les catégories de la pensée comme celles de la société, de la morale comme de la politique : c'est à la métaphysique elle-même que le rock s'attaque. L'église et les chapelles philosophiques, désignant unanimement l'Adversaire, ne s'y sont pas trompées. Ce n'est pas tant une question de guitare, d'accords ou de mélodie que de rythme. À ce titre, pourquoi ne pas glorifier la batterie ? – Mais qu'y a-t-il en rock de plus idiot qu'un solo de batterie ? C'est le rythme qui importe et qui emporte, qui fait que tout bouge et tremble, se secoue et exulte ; c'est lui qui invite à la danse, c'est lui qui mène à la transe, les Soufis le savent bien, c'est une transe-en-danse, pardon du jeu de mots, et nargue aux inconscients, à l'instar de notre Nancéien, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait. Arriver à l'inconnu par un dérèglement de tous les sens ? C'est effectivement de ce côté-là qu'il fallait chercher.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay