mardi 12 janvier 2021

Personnal Jesus




        Quelle est la vérité de l'héroïne ? Du malheur de ne pouvoir se sauver, de ne pouvoir sauver les autres, de la souffrance de ne pas arriver à consacrer son unique existence à ça, l'héroïne est le meilleur remède synthétique. Je ne connais aucune autre drogue aussi efficace pour supprimer tout sentiment de culpabilité, contrairement à l'alcool, au haschich ou à la cocaïne qui peuvent l'exacerber. J'ai vu beaucoup de personnes avoir le haschisch parano, le vin triste ou l'alcool mauvais, la cocaïne conne – c'est même une règle en la matière –, je n'ai jamais vu de drogués avoir l'héroïne agressive ou seulement mélancolique. Quand on en prend, comme le chante Lou Reed dans l'une des chansons les plus connues du Velvet Underground, on se sent tout simplement comme le fils de Jésus et plus aucun démon ne peut avoir d'emprise. Le leurre est total, évidemment, aucune rédemption ne peut se trouver au bout de l'aiguille, et le toxico découvre assez vite – quoique souvent trop tard – ce qu'il en coûte de prendre les vessies du porc pour les lanternes du saint : de confondre humiliation et humilité, destruction de l'âme et lutte contre l'ego, anesthésie chimique et paix de l'âme : le petit enfer de l'égoïsme avec le paradis infini de l'amour. Parvenu aux limites physiques et morales de la dépendance, il ne reste plus au drogué, surtout s'il est artiste, qu'une ultime illusion, celle d'identifier son goût du suicide lent à un sens du sacrifice, son statut de star à un destin de martyr. Je me tue pour vous, finit-il par se persuader, restez-là, j'y vais à votre place. Le plus triste est qu'il y a toujours un public pour y croire, il est mort pour le rock, a-t-on pu entendre à l'annonce des décès de Jimi Hendrix, de Jim Morrison ou de Kurt Cobain, sous-entendu il est mort pour notre passion, il est mort à cause de nous, de la bouche de ceux qui n'avaient sans doute jamais risqué un seul instant de leur vie. 

    De fait, nombreux sont les rockeurs accros qui se mettent à prendre des poses christiques, en chansons, en photos ou en vidéos – même le sardonique Cobain, barbe et cheveux longs en apparats, a donné dans le registre –, comme Lennon, qui après avoir déclaré que les Beatles étaient plus connus que le Christ a fini, lui aussi barbu et chevelu, par en assumer le message – pressentant qu'on le tuerait pour ça ? –, comme Lou Reed qui a mis en scène Le cimetière de voitures de Fernando Arrabal et comme Alain Bashung en France qui l'a interprété pour la télévision, pièce qui reprend ni plus ni moins, dans un décor post-apocalyptique, l'histoire de Jésus – Bashung qui vient d'adapter de la Bible le Cantique des cantiques en duo avec Chloé Mons –, comme Daniel Darc, tatoué de croix, qui reprend sur son dernier album le Psaume 23, comme John Frusciante, christique au possible en live au Slane Castle – et qui a posé pour un magazine habillé en Jésus, le bois de la guitare sur l'épaule comme on porte une croix. 

    Le rock serait-il vraiment la musique du diable ? Personne n'est plus catholique que le diable, prétend Baudelaire. Et si c'était une ruse suprême du Saint-Esprit ? Jesus-Christ Superstar… Difficile, dans le monde des idoles, d'échapper à son modèle, a fortiori de le dépasser. La beauté sauvera le monde, répètent incantatoires les critiques et les esthètes, désemparés qu'ils restent face à la question du Mal, tronquant presque toujours la citation, oubliant systématiquement le nom de son auteur et le roman dont elle est tirée : cela vient de L'idiot de Dostoïevski et c'est assurément de la beauté du Christ dont il s'agit. Comment s'en étonner ? Les journalistes sont la plupart du temps incultes spirituellement et l'industrie musicale qu'ils promeuvent, presque aussi cynique et cupide que celle de l'armement, ne veut pas entendre parler d'un Dieu né pauvre et condamné à mort, prédisant un échec commercial à tout artiste qui oserait aborder un sujet aussi épineux. 

    Johnny Cash, dans sa biographie, rappelle à quel point sa profession de foi lui avait été reprochée en Amérique, lui qui a sorti il y a trois ans, un an avant sa mort, une sublime reprise de Personnal Jesus de Depeche Mode – avec John Frusciante à la guitare – et en France, son plus grand fan, Daniel Darc, doit faire face aux mêmes préjugés, aux embarras et aux malentendus pour son album Crève-Coeur et la chanson Je me souviens, je me rappelle qui parle d'une croix trop lourde à porter, s'apercevant que les journalistes qu'il rencontre parlent beaucoup de Dieu mais qu'il n'en reste souvent pas grand-chose dans leurs articles, étant tous athées ou agnostiques, et s'ils ne le sont pas, leurs rédacteurs en chef l'étant, aucun ne voulant donner l'impression de vouloir suivre une voie spirituelle autre que celle du Dalaï Lama. Il n'en va pas autrement pour les interviews de John Frusciante, où ses propos sur les causes spirituelles de son inspiration musicale, dont il ne se sent nullement l'initiateur principal ni le propriétaire exclusif – se percevant lui-même comme un simple médium traversé par des forces qui le dépassent –, sont fréquemment éludés, relégués au second plan ou en fin d'articles par des journalistes préférant parler guitares, amplis et pédales d'effets, de tout ce que leur lectorat peut matériellement se procurer, donnant ainsi sans faillir la mesure de leur compétence. La musique est le visage de Dieu, se sentait pourtant obligé d'écrire, dès le début des Red Hot, John Frusciante dans une lettre ouverte à ses fans, et Daniel Darc aujourd'hui de se justifier, je ne vois pas pourquoi j'aurais dû taire une parole qui m'a sauvé.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay