mardi 8 décembre 2020

Les Piétons




        Revoir Philippe ici, en plein Rif, à des milliers de kilomètres de Paris, me fait quelque chose. Pur hasard ? Comment s'en convaincre ? Je crois de plus en plus à la providence ; c'est comme Bertrand sur le pont Charles à Prague, ou Marc sur le Pont Saint-Michel à Paris ; en pleine fête de la musique, on avait réussi à se rentrer dedans, au milieu de dizaines de milliers de personnes ; on se serait donné rendez-vous on ne se serait pas retrouvé ; j'avais perdu tout contact avec lui, c'était juste avant que Nina ne soit virée du groupe et qu'il ne la remplace au chant ; nos retrouvailles c'était une chance sur des millions. Était-elle vraie cette histoire qu'il m'avait racontée à propos de Philippe et qui était censée expliquer son exil à l'étranger ? Une sale affaire, baston ou règlement de comptes on ne savait pas trop, ce qui était sûr c'est qu'un mec était resté sur le carreau, Philippe avait dû se faire oublier pendant quelques temps ; fini de faire l'acteur, de la figuration ou de la pub, du théâtre porno sur Paname, il avait ramassé quelques affaires et s'était envolé pour une destination inconnue. Je me garde bien de lui poser des questions, surtout devant Assia qui s'amuse de l'amitié retrouvée. Avec lui, ce sont des pans entiers d'une vie passée qui réapparaissent, ceux des années Piétons, rue des Lombards, le bar interlope où se retrouvaient les petites frappes, les maquereaux de peu d'envergure, les putes du coin, les entraîneuses des autres bars, les lesbiennes tatouées, les artistes en tout genre, comme Hugo, Yves, Aménophis, Tina, Xaver, Philippe et où je me rendais presque tous les soirs, après les répétitions rue Michel-le-Comte, derrière Beaubourg. C'était avant que le quartier ne soit gagné par le Marais, les homos friqués et les bars à tapas ; j'y buvais une bonne partie de mon argent, laissant des ardoises que je mettais parfois des plombes à rembourser ; je rentrais chez moi à demi-sourd et complètement ivre. Pour les anciens amis comme Pierre, Ben et Patrice que j'emmenais quelquefois dans le bar, ces habitués n'étaient que des ratés, ils n'osaient pas me le dire en face mais je le devinais ; pour moi c'étaient des héros, peut-être les derniers du genre, ils vivaient toujours sur le fil, se mettant sans cesse en danger, souvent à deux doigts de la catastrophe. C'est vrai qu'ils en rataient des choses, ils fuyaient le salariat comme la peste ; ils manquaient des coups de fil, des rendez-vous, des dîners, des concerts, des expos, des spectacles ; c'est difficile de réussir le jour quand on a pris l'habitude de vivre la nuit. Ils vivaient à l'envers de la fausse vie, celle bourgeoise et prévisible qui attendait mes prétendus amis ; que ce soit Pierre ou Patrice, quand je voyais leur peu de passion, la petitesse de leurs sentiments, leur peur du vide, leur trouille de tout perdre, de mourir tout simplement… je trouvais aux amitiés des Piétons davantage de beauté. Je n'étais pas un touriste, j'ai vécu les choses à fond avec ces gars-là. Encore aujourd'hui, je ne me sens pas meilleur qu'eux. J'espère être toujours digne de leur estime. D'une certaine manière, je leur suis resté fidèle jusque dans l'échec. Hugo a sorti un livre, Tina a dansé pour Découflé, Philippe est apparu dans un film ou deux, Xaver a fait des expos… Et moi ? Qu'ai-je réalisé ? Pas un disque de sorti, pas un roman de publié ; ma participation à une revue littéraire ? Un fanzine dont je viens de me faire virer. 

    Quand j'y repense, à ce goût plus que prononcé pour le sabotage systématique de toute forme de réussite… Ça a commencé tôt, déjà au collège, au lycée, renvoyé de tous les bahuts, ensuite les premières piges, les rares places de journaliste, les refus d'écrire certains articles, les dégoûts sélectifs, l'intransigeance butée érigée en valeur suprême, comment aurais-je pu faire carrière ? À bien y réfléchir, les concours, la musique, pas sûr que je n'y aie mis aussi du mien… Il n'y avait pas que les autres qui avaient peur de réussir. La moindre des choses lorsque l'on refuse toutes les valeurs de la société n'est-elle pas d'y échouer du mieux qu'on peut ? De ce côté-là, il faut le reconnaître, j'ai assuré. Nul doute que les anciens amis, avec lesquels je suis fâché, doivent désormais se réjouir de mes échecs présents, qui légitiment a posteriori leurs appels répétés au compromis, la douce invitation au partage de la compromission. Alors, la musique c'est fini ? s'étonne Philippe, plongeant à nouveau le regard au loin, sur Chefchaouen. Il ne faut jamais dire jamais, mais oui, ça semble mort. Dommage, tu savais taper, toi au moins tu cognais. Philippe me rappelle qu'il avait auditionné pour nous, je l'avais oublié, Hugo nous avait lâché avant qu'on ne le vire, étant plus fidèle au zinc du comptoir qu'au liège des studios ; Philippe avait fait la répète la lèvre éclatée, il s'était battu la veille avec des Blacks, il avait chanté avec les points de suture… Ses textes étaient pas mal, je crois me souvenir. Vaguement acteur, vaguement chanteur, vrai bagarreur et authentique baiseur, il sortait avec la plus belle entraîneuse de tout le quartier, une brune d'origine algérienne qui affolait tout le monde. Qu'elle tapine la journée ne rendait pas leur relation facile. Il en était fou amoureux. Elle a disparu un jour, avec un mec plein d'argent sans doute, ça lui a brisé le cœur. Et si c'était ça plutôt, la raison de son brusque départ à l'étranger ? Ça et d'autres ratages accumulés… Pas besoin de tuer un mec pour foutre le camp et vouloir tout recommencer ailleurs.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay