mardi 29 décembre 2020

Jack Frusciante a largué le groupe




        Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai rêvé que je jouais avec John Frusciante, toutes les chansons que nous avons composées ensemble – magnifiques, bien-sûr – dont au réveil me revenaient des bribes de ponts ou de refrains… Comment cet artiste n'aurait-il pas eu toute mon admiration, et plus encore ? Blood Sugar Sex Magik, dont il a composé plus de 60% de la musique, a changé ma vie quand il est sorti, et son premier album solo paru trois ans plus tard, Niandra Lades and Usually Just A T-shirt – dont il a écrit, joué et interprété tous les morceaux – a bouleversé à jamais ma vision de la création, demeurant pour moi un idéal artistique poursuivi jusque dans l'écriture. Dire que toutes ces chansons ont été composées par Frusciante en l'espace de deux mois, durant l'enregistrement du cinquième album des Red Hot, entre mai et juin de la même année. Comment peut-on transmettre autant de pulsions vitales et d'énergie sexuelle, la force même de la création, dans une œuvre unique, tel que Blood Sugar Sex Magik ? Comment réussit-on à mettre le monde entier dans un album, la vie elle-même dans une chanson, avec toute sa beauté tragique, en seulement quelques notes – jouées sans accords –, comme celles qui ouvrent le As can Be du Niandra Lades 

    Je me rappelle du choc esthétique que j'ai ressenti en voyant Frusciante, non pas la première fois à l'Élysée-Montmartre durant la tournée Mother's Milk, mais au festival Pinkpop en Hollande ; d'une beauté et d'une aisance insolentes, il livrait une performance aussi impressionnante que les autres membres du groupe, lorsque seul à la guitare, entre deux morceaux, il s'est mis à entonner le refrain de Tiny Dancer d'Elton John ; la reprise durait tout juste une minute, mais ça a suffi à me marquer à vie. On pouvait donc jouer et chanter comme ça ? Désormais c'était lui mon héros, bien plus que Flea ou Chad – pourtant redoutable batteur celui-là, que j'ai tant cherché à imiter –, c'est sur ce gamin de vingt ans à la guitare que j'ai parié. Les Red Hot n'étaient pas les Beatles ni les Stones, Frusciante n'était pas Hendrix c'est sûr, mais quel mérite y a-t-il à admirer des groupes séparés ou des artistes disparus depuis longtemps, enterrés morts ou vifs par les médias et le public, éviscérés, décérébrés et momifiés pour le pathétique Rock'n'Roll Hall of Fame, ce musée Grévin des stars du rock ? Sur quoi misaient mes potes à la même époque ? New Model Army, Lords of the New Church, The Cult… Que des trucs qui sentaient le cul et la vieille chaussette ; pour les plus audacieux, Happy Mondays et Stone Roses, le grand gloubi-boulga. 

    Il ne fallait pas compter sur les journalistes français pour découvrir les Red Hot, qu'ils ont toujours pris de haut, les trouvant trop vulgaires à leur goût et pas assez politically correct, passant à côté du Blood Sugar Sex Magik, comme ils se révéleraient incapables de dire ce ce que vaudrait exactement le Niandra Lades quand il sortirait. Embarrassés, ils ont invoqué l'héroïne, la déchéance physique et morale d'un ancien guitariste célèbre qui avait plongé dans la dépendance, la misère et la solitude pour tenter d'expliquer cette musique dissonante au chant à demi hurlé, ce qui était la plus belle des âneries. John Frusciante, au moment d'enregistrer sur quatre pistes dans sa salle de bain toutes les chansons de Niandra Lades, en même temps que la plupart des morceaux du disque suivant, Smile from the Streets You Hold, vivait la période la plus intense de sa vie ; il mettait en boîte avec ses meilleurs amis, Anthony, Flea et Chad, dans un manoir de Laurel Canyon sur les auteurs de Los Angeles, un album qui deviendrait l'un des meilleurs des années 90 ; il était amoureux et il n'avait pas encore touché au moindre gramme d'héroïne – même si on l'entend distinctement fumer de l'herbe au shoobang pendant l'intro de Enter a Uh, morceau grandiose du deuxième album qui dure huit minutes et qu'aucun de mes amis ne peut écouter jusqu'au bout, pas même Marc. 

    Depuis quand la drogue explique-t-elle quoi que ce soit ? Il est vrai que de ce côté-là, après avoir abandonné les Red Hot, Frusciante est allé aussi loin qu'il était allé en musique : à l'extrême limite, au-delà de laquelle on ne revient pas. Johnny Deep, en bon vampire humant le sang frais et un sacrifice dont il a toujours su se tenir à distance, viendra avec un ami le filmer dans sa maison de Los Angeles, où il a vécu dans des conditions sordides, au milieu des peintures, des graffitis, des détritus et de ses propres excréments. Un clip, réalisé il y a dix ans et resté inédit, vient de faire son apparition sur le net, il accompagne Life's A Bath, l'une de ses plus belles chansons – la préférée d'Assia –, les images sont insoutenables. On y voit Frusciante, au milieu d'ordures, défaire ses pansements et gratter ses croûtes, tel un Job de la défonce, pour trouver une veine dans laquelle se piquer. Johnny n'a jamais su se piquer, dira plus tard Anthony Keidis, en connaisseur, dans son autobiographie, Scar Tissue, sortie l'année dernière, révélant qu'il redoutait à cette époque que Frusciante ne soit atteint de la gangrène et ne soit amputé d'un bras – comme Harry, le personnage de Requiem for a dream de Hubert Selby Jr. –, lui interdisant à jamais de rejouer de la guitare. Quatre années après avoir quitté les Red Hot Chili Peppers, Frusciante n'est plus qu'un squelette ambulant qui a perdu la plupart de ses dents, et son meilleur ami, River Phoenix, est mort d'overdose. La sortie de son deuxième album solo, Smile From the Streets You Hold, aujourd'hui considéré aussi inécoutable qu'introuvable – et que j'aime autant que le premier – n'était destinée selon le propre aveu de Frusciante qu'à régler ses dettes auprès de dealers qui le menaçaient de mort, ces derniers ne pouvant lui casser, comme pour Chet Baker, des dents qu'il n'avait plus.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay