mardi 3 novembre 2020

Pensées du Haut Atlas (suite)




        Dieu ne se tente pas, pas plus qu'on ne convoque l'Être, en sciences, en art ou en philosophie. L'être n'est pas à prendre, il se donne librement, est-ce si difficile à comprendre ? Il s'agit de se disposer à le recevoir, et tout arrive, par surcroît. Qui en aura la garde ? Si l'artiste peut parfois se prévaloir d'un maigre privilège – si minime, et si pesant, si handicapant dans la vie sociale –, sur le savant et le philosophe quant à la question de l'Être, c'est qu'il a la création en responsabilité, et que ce don est inconciliable avec le crime. Tous les scientifiques et les penseurs ne peuvent pas en dire autant, eux qui savent le moment venu armer et légitimer les régimes les plus criminels. À l'inverse, aucun artiste n'a jamais été un assassin. La démonstration se fait aisément par la réciproque : il n'y une laideur définitive des arts totalitaires et l'on retrouve un même mauvais goût chez tous les dirigeants politiques, y compris démocrates – la moindre sculpture municipale est là pour le prouver. D'où vient le privilège de l'artiste, cette distinction, une couronne posée sur la tête d'un prince qui n'a ni château ni royaume ? Ce n'est rien, c'est une faiblesse, une vulnérabilité, une trop grande sensibilité, une nudité de regard ; l'artiste, c'est bien connu, est celui qui a gardé une âme d'enfant. L'enfance de l'art est l'art de l'enfance. Ce n'est pas lui, mais les adultes qui font preuve d'une trop grande imagination ; ce sont eux qui délirent et qui élaborent des mondes où il est impossible de vivre ; lui voit les choses telles qu'elles sont, sans préjugés, et cherche à les sauver dans leur surgissement miraculeux. On s'effraie que les terroristes ne reculent devant rien, pas même la mort d'enfants. C'est que l'enfant qui était en eux est mort depuis longtemps, si tant est que ceux-ci ait eu la chance d'avoir une jeunesse. Combien d'adultes ont-ils fait le deuil de leur enfance ? Presque tous. La volonté de certitude et l'esprit de sérieux ont tué le monde. C'est à croire que nous partageons une certaine insensibilité avec les terroristes : il n'y a plus que les crimes les plus odieux qui nous émeuvent, quelques minutes, un jour ou deux, au mieux. Ne s'habituer à rien, ne pas se faire une raison de toute chose, n'est-ce pas le plus difficile à préserver quand on grandit, dans un monde où tout nous ramène à la norme et à la banalité ? Là est l'unique défi, le seul qui vaille, qui consiste à rester un enfant, capable de s'émerveiller devant la voie lactée, sous les étoiles qui lui posent toutes les questions et qui lui donnent, par leur beauté même, une réponse à laquelle il aura à rendre compte toute sa vie. Le critère esthétique est toujours l'ultime, il est au commencement et à la fin, c'est lui qui nous fait dire un jour – si l'on est parvenu à échapper à la lassitude et au renoncement des adultes – non pas la vie est bien, encore moins la vie est vraie ou la vie est bonne, mais la vie est belle, et l'on a tout dit. 

     Quels savoirs fonder sur de telles naïvetés, quelle science élaborer ? Précisément la connaissance la plus hautement métaphysique, c'est-à-dire une pensée débarrassée des concepts et des catégories qui ont trop longtemps enserré le réel et la vie ; une pensée d'avant la pensée, capable mieux qu'une autre de rendre compte de l'essence du monde et de l'Être. Une telle connaissance, qui se situe avant tout langage, est-elle communicable ? Par quel moyen ? La méditation n'en donne qu'une pale image, la prière s'en approche, le chant l'accomplit, comme un muezzin une nuit d'été dans le désert qui s'élève par la voix à la perfection et la laisse dans le silence redescendre vers lui – comme un derviche tourneur qui, fixe dans la spirale, fait danser le ciel et la terre jusqu'à l'anéantissement symbolique de leur opposition. La musique, et la danse qu'elle provoque, est le premier langage métaphysique – c'est pour cela qu'elle est universelle –, très au-dessus de la plate et tautologique raison. Que valent les vérités ? La question de la vérité de la vérité est-elle seulement pertinente ? Possible ? Pensable ? Si nos connaissances actuelles, chèrement acquises, ne sont que des croyances vraies, attendant d'être bientôt réfutées, et en fin de compte, et de toutes les manières, des dispositions à agir, que nous reste-t-il à faire ? Ne faut-il pas complètement changer notre façon de vivre ? La pensée suivra, si elle le peut. Voilà, très chère Claudine, de quoi révolutionner l'école et la société : avant les mathématiques et la grammaire, il y a la musique et la danse ; avant les règles et les lois, il y a le rythme et l'harmonie.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay