mardi 13 octobre 2020

Finir gros et fou




           Depuis la route qui nous emmène vers Ait Bouguemez, la vallée heureuse, nous apercevons une grande fête où se déroule des tournois à cheval ; des tentes sont dressées, surmontées d’oriflammes, derrière lesquels sont installés des enclos à bétail. Le royaume des vaches a pris fin, ici commence celui, berbère, des chèvres. Des cochons nous ne trouverons nulle part la trace, pour la première fois que nous voyageons ensemble, nous n'aurons pas à demander comment se dit le mot porc et Assia n'aura pas à se soucier de ce qu'il y a dans son assiette ; ici comme dans tous les pays musulmans – ainsi qu'en Israël –, l'animal est honni et sa viande est impure. Pour justifier ce tabou alimentaire, beaucoup d'Occidentaux se croyant éclairés évoquent une règle d'hygiène caractéristique des pays chauds, prétendant que le cochon est une viande grasse qui se conserve mal, source de nombreuses maladies, sous-entendant que derrière un interdit archaïque et somme toute incompréhensible – bon sang, le porc c'est si bon – se dissimulerait un bon sens prophylactique millénaire, mais c'est méconnaître, en plus de l'arrivée des réfrigérateurs il y a plus d'un siècle, le sens profond d'un interdit religieux que d'en appeler à un critère d'utilité pour le comprendre. Rien n'est jamais utile dans la religion et aucun interdit ne rapporte quoi que ce soit ; celui-ci demeure essentiellement un sacrifice, qui coûte toujours. Si les juifs et les musulmans ont prohibé le porc, c'est précisément parce qu'il était bon et qu'il attirait toutes les convoitises. Ce qui est blâmé dans le cochon n'est pas sa chair mais ce qu'il représente : l'animal le plus sale qui soit, qui ne pense qu'à manger et à copuler : de tous, celui qui ressemble le plus à l'homme. La génétique contemporaine, plusieurs millénaires après les premiers écrits hébraïques énonçant la proscription, a établi sans conteste la parenté : le porc partage avec l'homme 95% d'ADN commun, ce qui fait de lui un proche cousin, presque un frère ; pour être plus intime, il n'y a que le chimpanzé. On est ce qu'on mange, est-ce pour cela que les juifs et les arabes répugnaient à consommer sa chair ? Avaient-ils peur en se l'appropriant par la dévoration de devenir comme lui ? Ou redoutaient-ils au contraire de se livrer à une forme détournée de cannibalisme ? Rien ne ressemble plus à un porcelet qu'un nourrisson… 

    Je sais depuis l'enfance que le porc, en dépit de sa saleté, est sensible, c'est un émotif qui se cache derrière des manières grossières ; il est intelligent et a une excellente mémoire, il a une conscience aiguë de la mort, il sait très bien ce que peut lui vouloir un homme muni d'un couteau – il faut l'entendre hurler et pleurer comme un condamné partant au billot –, lavé et rasé il a la peau rose comme celle d'un Européen et de petits yeux bleus très touchants qui, c'est vrai, ne regardent jamais le ciel ; il a du nez, plus qu'un chien, dont on se sert pour trouver des truffes, même si son goût est déplorable, l'autorisant à manger de la charogne, ses petits ou sa propre merde. La science la plus récente l'a confirmé, le cochon est notre parent à plus d'un titre, il sait s'adapter, coloniser des territoires, qu'il saccage le plus souvent comme l'être humain ; sa gloutonnerie – ainsi que sa frénésie sexuelle ? – l'expose aux mêmes pathologies que l'homme : obésité, diabète, Parkinson, Alzheimer. Finir gros et fou, voilà un destin commun de porcherie. Cette proximité biologique fait évidemment du cochon le candidat rêvé pour toutes les expérimentations scientifiques ; l'industrie pharmaceutique se sert déjà de lui pour élaborer des médicaments et la recherche médicale envisage très prochainement de greffer ses organes sur l'homme – qui n'a jamais rêvé en effet d'avoir un cœur de porc ou un utérus de truie ? On connaît le précepte de la science : ce que tu peux, tu le veux, ce que tu veux, tu le dois. Les musulmans se résoudront-ils à ce genre de progrès, plus qu'assuré ? C'est peu probable, tant l'interdit symbolique reste fort, qui touche également des animaux qu'ils ne sont pas tentés de consommer, tel le chien, qu'ils tiennent en piètre estime et dont ils évitent le contact, celui-ci ne pensant selon eux qu'à deux choses, lui aussi, à bouffer et à renifler des culs, et quand il ne le peut pas, à mordre. C'est à croire que si l'homme est un loup pour l'homme, le porc et le chien sont bien trop humains pour les musulmans.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay