mardi 6 octobre 2020

Fiançailles à Dubrovnik




        Étrange destination, c'est vrai, un voyage de fiançailles à Dubrovnik, pourquoi pas une lune de miel à Sarajevo ? Hiroshima mon amour… Assia et moi étions déjà allés à Venise, il nous restait encore celle que l'on appelait autrefois Raguse, l'autre perle de l'Adriatique, presque aussi belle qu'une sœur jumelle, et dont le devise est la liberté ne se vend pas même pour tout l'or du monde. Je voulais voir également le cœur mort de l'Europe, pour vérifier s'il se remettait à battre. Je me voyais mal partir à l'île Maurice, à la Réunion où habite désormais mon frère et qui nous y a invités, ou aux Antilles ; Assia est comme moi, où que nous allions, nous avons besoin d'histoire, de culture, de civilisation qui s'étendent sur des siècles ou des millénaires, et où l'on ne parle pas si possible un français de colon. C'est donc en Yougoslavie – que j'ai traversée à dix neuf ans, m'arrêtant à Belgrade où la guerre allait éclater deux ans plus tard – que l'Europe a perdu tout honneur et toute légitimité. Comme il est facile, cinq ans après la fin d'un conflit, de faire son malin ou son savant, d'endosser à peu de frais le costume du procureur, du petit juge et ou du grand moraliste – dénonçant la lâcheté des uns, la compromission des autres, l'inaction de tous –, quand ce n'est pas celle, la plus ridicule de toutes, du stratège, qui aurait su, lui, comment mener le conflit pour le résoudre ; la guerre passée, tout le monde se prend pour Napoléon. 

    J'étais où, moi, quand le conflit a éclaté et que les premiers témoignages de déportation de populations et de massacres de masse ont commencé à nous parvenir ? Cette fois-ci – la phrase est devenue une antienne –, on ne pourra pas dire qu'on ne savait pas… Je m'en foutais, comme beaucoup, de cette guerre à deux heures de Paris ; j'ai bien essayé de m'y intéresser au début, pour prendre fait et cause et la pose de l'engagé, avec les intellectuels et les artistes, c'est vite devenu intenable. La confusion était totale : les agresseurs étaient d'anciens alliés, les agressés d'anciens collabos, les salauds n'étaient pas ceux que l'on croyait, et puis finalement si ; à leur tour les victimes se faisaient bourreaux, des alliances contre-nature se créaient au fur et à mesure des conquêtes et des défaites : les ennemis de la veille s'entendaient un jour pour combattre un adversaire qui le lendemain redeviendrait un allié ; les massacres de civils se perpétraient : des charniers étaient exhumés, des camps de concentration étaient découverts. L'Europe se demandait s'il fallait agir, il y avait eu Dubrovnik assiégée, Vukovar détruite, Pristina martyrisée, Srebrenica génocidée, Sarajevo éventrée, que lui fallait-il de plus ? C'est là que l'on comprend que des Juifs aient pu être exterminés par millions pendant la seconde guerre mondiale sans que personne ne bouge, et que des génocides puissent se perpétuer au vu et au su de l'ONU, sous les yeux de militaires en armes portant le casque bleu. Le général Morillon, responsable du désarmement et de la protection de Srebrenica avant que huit mille hommes y soient massacrés, peut-il toujours se regarder dans la glace ? Faut-il le blâmer ? Personne n'était d'accord, pas plus les Anglais, les Allemands que les Français, tout était invoqué, du côté des belligérants comme du côté des forces d'interposition : nations ancestrales, griefs du passé, anciennes alliances, poids de l'histoire. Ce que je percevais surtout à travers tout ça, c'est qu'on essayait de nous refaire le coup du choc des civilisations, de la guerre de religion : les protagonistes rappelaient la Seconde Guerre Mondiale, la première Guerre des Balkans en 1912, ils remontaient même à la Bataille du Kosovo… de 1389. On nous rejouait l'affrontement de l'Occident chrétien et de l'Empire Ottoman. L'effondrement du pont de Mostar en Bosnie, à lui seul, symbolisait l'échec de toute réconciliation possible, la chute de ses pierres dans le fleuve Neretva venant rappeler la rupture et l'abîme. Cette vision des choses, je ne l'ai jamais partagée, dans cette guerre-là je n'allais pas m'engager, en tant qu'artiste que pouvais-je y faire ? Quelle leçon pouvais-je en tirer ? – Bonjour, je voudrais un billet d'avion pour Kigali, c'est pour empêcher un génocide inter-ethnique, bien sûr monsieur, en classe affaire ou en économique ? Vous préférez le couloir ou le hublot ? Alors qu'une solution paraissait être envisagée dans les Balkans et que la paix semblait enfin accessible, un autre massacre commençait au Rwanda, encore plus terrible celui-ci – là encore devant des casques bleus, recevant l'ordre cette fois de ne sauver que la seule peau des Blancs – qui allait faire plus de huit cent mille morts en trois mois, les Hutus faisant preuve à l'égard des Tutsis d'un rendement génocidaire à faire pâlir la légendaire productivité allemande, le tout à la main – si les Hutus avaient régné aussi longtemps que les nazis, ils auraient pu décimer à la machette la population entière du pays, qu'on ne vienne plus dire que les Africains sont des feignants. 

    Comment expliquer que l'Histoire n'enseigne rien ? Peut-on apprendre ça aux écoliers ? Sa connaissance, hélas, n'empêche nullement sa répétition. Jusqu'où doit-on remonter dans la chaîne causale pour justifier son action ? En Bosnie fallait-il invoquer la Guerre de Kosovo Polje ? La Bataille de Lépante ? Les guerres vénéto-ottomanes ? Les premières croisades ? Les sièges de Byzance ? De Jérusalem ? Pourquoi pas ne pas revenir à Abel et Caïn pendant qu'on y était ? L'Histoire n'enseigne jamais rien de ce que nous devons faire aujourd'hui, ce n'est pas en s'inscrivant dans une chaîne historique que l'on peut s'en sortir, aussi logiques et implacables que soient les maillons, c'est seulement par un saut hors d'elle, dans un bond intemporel, que l'on peut quitter le rang des assassins. Étonnante instance que l'Histoire, aussi énigmatique que l'opinion publique, à laquelle tant de personnes se soumettent : on attend d'elle qu'elle nous explique le passé, qu'elle légitime le présent, qu'elle nous justifie à l'avenir, craignant d'avance ses jugements impartiaux et définitifs, comme si l'Histoire avait le dernier mot sur tout. Tout le monde attend l'Histoire, pour s'y rallier après coup – du côté des vainqueurs de préférence –, alors qu'il s'agirait à chacun de la faire au jour le jour.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay