mardi 22 septembre 2020

La soif de Rimbaud (The Spirit of Mekong)



       Je n'ai pas renoncé à mon rêve d'alcool, dans un endroit comme celui-ci, sans aucun témoin, peut-être pourrais-je plus facilement soudoyer un garçon pour qu'il me serve, discrètement dans un verre à jus de fruits, un double whisky bien tassé ? Je tente le coup, les serveurs demeurent formels, no alcool today. Sacrée Reine de Thaïlande, déesse vivante aux lois inflexibles, qui par son décret me précipite aux enfers de la soif. Assis devant Assia, je me récite les vers de Rimbaud, j'ai tant fait patience, qu'à jamais j'oublie, craintes et souffrances, aux cieux sont parties, et la soif malsaine, obscurcit mes veines. L'alcool ce poison, au regard duquel toutes les drogues, héroïne comprise, m'ont toujours paru de gentilles plaisanteries. Là, il ne s'agit plus d'avoir un avis, ni même de savoir de quoi on parle, mais d'établir, pour de bon, une vérité définitive. Certains se perdent dans les phénomènes, d'autres trouvent des lois, chacun son domaine. J'ai pour moi le terrain, l'observation, la pratique et la théorie. Je suis né dans un bar – j'ai su jouer au flipper avant de savoir marcher –, j'ai deux oncles alcooliques, frères de mon père qui, lui, est passé au travers, je ne sais par quel miracle – il répétait qu'il n'avait pas de mérite, que l'excès d'alcool le rendait malade, ce qui vaut mieux quand on est patron de brasserie et que l'on ne veut pas couler son affaire –, j'ai passé ma jeunesse à observer, aux banquets normands, derrière le comptoir et en salle dans le bar de mes parents les attitudes et la geste des adeptes de l'éthylique, avant de passer moi-même à l'initiation. Mes parents ne m'ont jamais fait goûter la moindre goutte d'alcool, je m'y suis mis tout seul, comme un grand, c'est venu avec le rock et les drogues. À vingt-quatre ans, j'étais soûl tous les soirs, ce qui ne m'empêchait pas de passer, après des nuits d'excès, des UV d'épistémologie ou d'éthique et d'obtenir, pas si souvent il est vrai, les meilleures notes en prépa. À vingt-six ans, j'ai découvert ce que c'était d'avoir soif dès le réveil, de se servir un porto ou une bière à dix heures du matin. Avec le recul, je me demande si je ne cherchais pas, délibérément, à nuire à mon cerveau, à l'intelligence et à la mémoire dont j'étais doué depuis l'enfance, cancre favorisé que les professeurs n'ont jamais pu ni par la menace ni par le charme contraindre au travail, histoire peut-être de me défaire de la morgue et de l'orgueil qu'elles me conféraient – dire qu'avant j'étais capable de me taper trente pages de La critique de la raison pure au petit-déjeuner, en trouvant ça lumineux ; aujourd'hui, trois pages de Kant suffisent à m'assommer. Il y a les bonnes raisons de boire et les vraies. Couple, études, musique : tout partait de travers, voilà pourquoi je me suis mis à boire.

    Je détaille sur la carte les boissons du jour interdites, encore plus assoiffé rien qu'à les énumérer. Même le mauvais Mekong frelaté, je l'aurais avalé. J'ai réussi à réduire drastiquement ma consommation d'alcool pendant des années, ne m'autorisant des excès que le week-end, pourquoi ne réussirais-je pas à me contenir ce soir ? Je repense à toutes ces soirées passées à lire plutôt qu'à boire, aux amis évités, aux longues matinées d'écriture que ça permettait. Comment y suis-je parvenu ? J'avais un projet, un but, je voulais accomplir quelque chose. Ça, c'étaient les bonnes raisons d'arrêter de boire, la vraie raison, c'est que le manque d'argent m'empêchait de sortir et d'acheter de l'alcool ; j'ai découvert, dépité, le pauvre Merlot de supermarché. L'indigence rend vertueux, cela a au moins cet avantage, il faut avoir les moyens de son vice. Pas de tentations, pas de mérite, c'est injuste, mais c'est ainsi ; c'est comme la coke et les putes, encore faut-il pouvoir se les offrir avant de cracher dessus. J'ai bien conscience que je replonge petit à petit ; avec Assia, les sorties, les restos, les courses où il n'y a plus besoin de compter la monnaie de ses poches, les voyages à l'étranger, je me remets doucement mais sûrement à picoler. La bête s'est réveillée, elle a rompu la chaîne, je me laisse entraîner, je perds à nouveau le contrôle et la liberté. Comment lutter, aussi ? L'héroïnomane me fait rire, bien sûr que ses crises de manque sont plus difficiles, mais il lui suffit de cesser de voir deux ou trois amis toxiques et le sevrage est à portée de main. Il ne va pas trouver de l'héroïne en bas de chez lui, au supermarché, dans un bar, au restaurant, chez ses amis, chez ses parents, aux repas de famille ; il ne va pas voir en permanence des pubs pour l'héroïne dans le métro, dans la rue ou dans les magazines, des évènements et des concerts sponsorisés par l'héroïne, ni même célébrer, chaque année, l'arrivée de l'héroïne nouvelle, ni lire des articles sur les meilleures héroïnes, le classement des héroïnes les plus cotées, les bonnes affaires des héroïnes à petit prix issues de producteurs de pavot indépendants écologiquement responsables, ou recevoir dans sa boîte aux lettres des invitations pour la grande foire à l'héroïne qui vient d'être inaugurée à deux pas de chez lui. Personne ne s'amusera à soutenir devant lui que l'héroïne est une culture, une marque de savoir-vivre et de convivialité, synonyme de bonne humeur et de festivité ; on ne lui fera pas honte à une soirée d'oser refuser, par voie intraveineuse, une dose d'héroïne à peine coupée, ou de s'entendre dire, s'il dédaigne un second fixe, Attends ! C'est pas la même.

    J'ai fait une longue étude à la Sofres sur la dépendance, pour le compte de l'Observatoire des Drogues et des Toxicomanies, c'est le seul sondage pour lequel je me suis investi et durant lequel je ne me suis pas ennuyé une seconde ; on interrogeait les Français sur leurs rapports à l'alcool et aux drogues. Pour l'accoutumance et la nocivité, l'Observatoire s'était permis dans son rapport de classer l'alcool en deuxième, juste après l'héroïne ; cela avait provoqué un petit scandale à l'Assemblée et au Sénat. L'alcool, une drogue dure ? Les buveurs de vin, des toxicomanes ? Voyons, c'est absurde. Et l'art de vivre français ? Et le patrimoine ? Les rapporteurs n'étaient pourtant pas loin de la vérité. Ils l'auraient atteinte en classant l'alcool en premier.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay