mardi 8 septembre 2020

Around the world (un Belge en Asie)




        Christian n'a pas trop de problèmes de charges sociales et de personnel qualifié, il fait travailler des filles thaïlandaises ; lui ne fait rien, pas plus en cuisine qu'en salle, il regarde la télé, en buvant des coups. On n'a pas beaucoup besoin de le pousser pour qu'il parle de lui, Christian, il a du temps et des choses à raconter. Je connais son histoire, je l'ai déjà entendue – évidemment il ne se souvient pas de moi –, son tour du monde, ses bagages posés ici il y a vingt ans, son mariage avec Darunee, une fille du pays, la paillote qu'ils ont retapée, transformée en resto, d'abord fréquentée par les expatriés, puis par les touristes, essentiellement français, belges et suisses. Il connaît Koh Samui par cœur, il organise des excursions dans l'île, des sorties en bateau vers Koh Phan Gnan. J'en ai croisé quelques-uns, des expats comme lui, exilés volontaires, fâchés avec leur pays d'origine ou leur famille, orphelins de patrie, fils perdus ou prodigues, misanthropes fixés, ermites immobiles, quand ce ne sont pas tout simplement des blessés de la vie : Italien boiteux de Chiang Mai, Allemand borgne de Pai, Hollandais manchot de Bali, Français alcooliques d'Afrique, cœurs brisés venus de toute l'Europe. La plupart ouvrent un bar, qui ne fait pas ce projet de nos jours ? Acteurs, sportifs, hommes d'affaires, musiciens – tous mes potes font ce rêve –, à force de fréquenter le zinc, ils se disent que de passer de l'autre côté ne doit pas être très compliqué. Comme si c'était aussi simple que de recevoir des amis dans son salon… Ceux qui sautent le pas déchantent vite – eh oui, c'est un métier –, ils confondent recettes et bénéfices, ils boivent le fond de commerce et après deux ou trois années seulement, le temps que la banque réclame son argent et que les fournisseurs refusent de faire à nouveau crédit, ils cèdent le bail, sans rien avoir appris sur la gestion des stocks, la tenue d'une équipe et l'accueil des clients.

    Christian, lui au moins, tient le coup. Il ne bosse pas mais il surveille. Il a bien formé ses filles et l'affaire roule depuis deux décennies. Le ventre lourd et le rot irrépressible, je l'observe parler de sa vie sur l'île à Assia. Quand même, quel drôle de destin, commencer aventurier et finir taulier, au moins je n'ai pas ce fantasme ; ce serait plutôt le contraire, j'ai commencé le bar à quinze ans et je ne me vois pas y finir. Je sens dans sa voix, ses gestes, comme un ennui, une lassitude ou une tristesse cachée. Pense-t-il à sa jeunesse enfuie ? Ose-t-il se dire, dans ce cadre paradisiaque, qu'il s'emmerde ? Il fait bien encore quelques randonnées ; ce sont toujours les mêmes circuits, avec des clients qui se ressemblent tous plus ou moins, la tête farcie de poncifs sur la Thaïlande et les Thaïlandais. Je me fais des idées, c'est juste un mauvais soir, la saison n'est pas bonne, les affaires, pour tout le monde, sont difficiles cette année. Nous ne sommes pas nombreux, dans son petit resto.

    Je l'imagine, des kilos et des rides en moins, avec plus de cheveux, partant à la découverte du monde, sans doute hippie, peau de mouton et patchoulis, en minibus ou en stop, commençant par le Maroc, enchaînant avec la Turquie, puis l'Inde, le Tibet, l'Amérique du Sud. Il devait écouter les Pink Floyd, lisait-il Kerouac ? Il a fumé de l'herbe à Amsterdam, du kif à Chefchaouen, il a pris du LSD à San Francisco, il a dû essayer le peyotl au Mexique, connaître les premières transes à Goa, les hauteurs mystiques de Katmandou, s'est-il cherché à Bénarès un gourou ? Des Hippies, à Koh Samui comme ailleurs, il n'en reste pas beaucoup et il est de bon ton aujourd'hui de se moquer d'eux, de leur reprocher la naïveté de leurs idéaux et les échecs de leur rêve communautaire, mieux encore leurs coupables reconversions dans la publicité, les médias, la politique ou le monde des affaires. N'étaient-ils pas tous, au fond, des bourgeois honteux qui cherchaient à jouir de tout sans entrave ni frontière et qui, les expérimentations de la jeunesse passées, en musique, en drogue, en sexe et en voyage, n'aspiraient plus qu'à retrouver le confort matériel et moral d'où ils venaient ? Rien à voir avec les Beatniks en somme, qui eux étaient des prolos, rageurs et révoltés, avides de liberté et de jazz, individualistes dans l'âme qui ont su se perdre jusqu'au bout, à l'étranger, dans l'alcool ou l'héroïne. Les Hippies n'ont-ils été que les profiteurs de la mondialisation commençante, des précurseurs de la libéralisation de tous les domaines de l'existence – culturel et sexuel compris – qui devaient transformer progressivement la planète en une immense foire commerciale ? Les Hippies n'auraient été en fin de compte que des touristes, annonçant par là-même ce qui allait devenir la condition fondamentale de l'homme contemporain : être appelé à ne faire que passer, à suivre et à être remplacé, sans plus fonder qu'il ne laisse de traces, dans l'empressement et l'oubli.



Extrait de 
Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay