mardi 18 août 2020

Voir Venise et revivre (Peinture italienne)




        Assia court, saute, glisse, fait des pointes, virevolte et danse au-dessus des dalles de Venise. Le bitume est peut-être la plus ingénieuse des inventions depuis celle, ancestrale, de la roue, c'est dans la pratique un lent et long supplice pour le pas humain. Le dallage de la Cité des Doges, poli par le temps, la marche perpétuelle des voyageurs et le passage régulier de l'eau, est une caresse pour le pied et une invitation permanente pour les jambes à aller toujours plus loin dans la découverte de la ville. Assia et moi ne nous fatiguons pas de parcourir les rues, les ruelles, les ponts et les églises. Nous n'avons voulu voir aucune image de la Sérénissime avant de partir, nous n'avons pris aucun guide ; tant pis si nous ratons une chose essentielle ou prétendument incontournable, d'autres, accidentelles, s'additionnant, vont devenir tout aussi importantes, si ce n'est plus ; nous avons rapidement compris que le plus grand chef-d'oeuvre de la ville n'est pas un monument en particulier, ni un trésor enfermé dans un musée ou dissimulé dans une basilique, mais la ville elle-même.
    Nous redoutions que Venise soit envahie par les eaux et les flots de touristes, il n'en est rien ; en ce début de novembre, les visiteurs s'avèrent peu nombreux et leur comportement est prévisible, ils se cantonnent toujours aux mêmes endroits, principalement entre le Rialto et la Piazza San Marco ; il suffit de faire un pas de côté, de prendre une ruelle à la dérobée pour se retrouver seuls, ou en compagnie de Vénitiens courtois ou indifférents, d'enfants jouant au ballon et de mamas étalant leur linge sur un fil tendu entre deux fenêtres. Quand à l'aqua alta, les hautes eaux qui submergent habituellement la ville à partir de l'automne, nous n'en apercevons pas la première goutte ni la moindre flaque ; nous avons bien vu les plaques que les Vénitiens installent au pas de leur porte – comme dans le village d'Assia, en Petite-Camargue, encore inondé l'année dernière – et les hauts bancs sur lesquels marchent les Vénitiens en cas d'inondation pour poursuivre le plus naturellement du monde leurs activités quotidiennes, mais nulle grande marée portée par la lune et le vent recouvrant le dallage immémorial, quand les goélands viennent sur la Place Saint Marc déloger les pigeons. Les filles de la pension nous l'ont confirmé, le temps est exceptionnel pour la saison, le soleil ne quitte pas de la journée un ciel bleu sans nuages, les fleurs éclatent dans les bacs, aux pots des fenêtres, tous les arbres sont en feuilles ; seul le lierre grimpant aux murs, jaune et rouge en feu, trahit la présence cachée de l'automne. J'ai tombé l'armure du blouson de cuir, je marche le plus souvent en t-shirt ; nous déjeunons en terrasse, les moineaux viennent à la table, jusque dans l'assiette, pour finir les restes de pizza.
    Pour moi l'Italie, c'est avant tout la qualité de la lumière et de l'air. Quand j'ai dit à Pierre au téléphone que je partais pour Venise avec Assia, il n'a pu s'empêcher – après avoir chantonné tel un gamin moqueur ouh-les-amoureu-eux – de dénigrer la ville, évoquant son tourisme de masse, la vétusté de ses bâtisses, les eaux putrides de ses canaux et son air nauséabond, ainsi que l'esprit foncièrement voleur des Italiens. S'il a mentionné un instant les peintres vénitiens, ça n'a été que pour souligner la différence avec les autres maîtres italiens du point vue de l'éclairage de leurs tableaux, plus trouble et plus estompé selon lui, dû à l'atmosphère lagunaire, voire malsaine, de la cité. Je n'ai pas relevé, tant sa rage de jalousie était mal dissimulée – ce n'est pas, en effet, avec la grincheuse Corinne qu'il pourrait aller à Venise, et il devait se douter que tous les chefs-d'oeuvre de Titien, de Tintoret, de Véronèse et de Tiepolo que je me promettais de voir lui resteraient à jamais inaccessibles, autrement qu'en photo dénaturant chaque ton et chaque nuance –, je me suis contenté d'écourter la conversation et de raccrocher. Depuis que je suis arrivé, je ne cesse de m'émerveiller des couleurs du ciel et de la pierre, des scintillements de l'eau et de la végétation, des illuminations des églises, des bougies et des vitraux, ainsi que du faste lumineux des tableaux. Il n'est pas jusqu'au plus petit bar, à l'épicerie de quartier, au restaurant d'habitués ou à la brasserie réputée, au fond de sa ruelle ou à la nuit tombée, qui ne cultive par une disposition savante de lampes, de lustres, de miroirs, de bouteilles et d'ustensiles cuivrées toutes les nuances du mordoré.
    Tout rayonne à Venise, c'est ainsi, les Italiens ont un goût inné pour la lumière, qu'y faire ? En France on n'aime que le néon ou le blafard, le terne ou le criard. La Reine de l'Adriatique, un cloaque touristique ? Un égout à ciel ouvert, encombré et puant, prêt à sombrer dans son lit d'algues vertes et de vase ? Comme essaie de s'en persuader, pour mieux se rassurer, un Pierre qui ne voyage jamais ? En juillet et en août, peut-être, et encore. Je n'ai jamais aussi bien respiré qu'à Venise, me délectant dès le matin du vent frais et des odeurs de marée, de l'arôme du café torréfié et du fumet des poissons du marché, des effluves d'ail, de tomate et de vin blanc des cuisines, des senteurs de lait chaud, de moka et de cannelle, du parfum des boutiques et des fragrances des Vénitiennes apprêtées. Si je respire si bien dans les rues de la ville, restant convaincu qu'au cœur de l'été l'air me serait encore agréable, c'est qu'on n'y sent aucune vapeur de gasoil ni d'essence, pour la simple et bonne raison qu'aucune voiture n'y est admise. J'ai mis un certain temps à le réaliser, avant de m'en extasier : la cité idéale existe donc ? Une autre constatation tardive, tout aussi surprenante, est venue le confirmer : il n'y a pas de publicité non plus, à part quelques affiches, toujours élégantes, pour des concerts de musique classique ou des expositions de peinture. Pas de voitures ? Pas de pub ? Pas de pub de voitures ? Est-ce possible ? Au 21ème siècle ? Venise est-elle bien réelle ? J'ai pensé, pas longtemps, à Ben et à son métier de publicitaire à Berlin pour une grosse marque allemande d'automobile, que ferait-il ici ? Il serait au chômage, alors que je m'imagine déjà y être mendiant, tendant la main pour pouvoir y demeurer et parcourir tout au long de la journée les églises et les musées. Bien évidemment, sur le Grand Canal, entre les îles et le continent circulent vaporetto, motoscafo, traghetto, taxis, vedettes et autres motonave qui fonctionnent tous à l'essence ou au diesel, mais leurs émanations se perdent vite dans l'air du grand large ; au cœur de Venise, au bout des ruelles, le long des canaux, au-dessous des ponts, ce sont les barques, les barges et les gondoles, voguant gracioso, qui les remplacent, laissant redécouvrir l'extraordinaire silence de la ville, le son oublié du vent et le tintement des cloches dans le lointain.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay