mardi 25 août 2020

Back In U.S.S.R. (Eighties honnies)




        Je n'ai pas fermé l'oeil de tout le vol. Je suis resté celui qui veille. J'ai essayé de lire, j'ai écouté de la musique, j'ai regardé longtemps, ennuyé et jaloux, Assia dormir comme une enfant. J'ai pris un somnifère que j'avais piqué à ma mère – la pauvre, elle est épuisée nerveusement par les hospitalisations répétées de mon père et la direction solitaire du restaurant –, il n'a eu aucun effet, la nuque ployait sous le poids de la tête, mais le sommeil tant attendu n'est pas venu. J'ai observé le ballet des hôtesses de l'air russes, avec leur décolleté, leur minijupe et leur coupe de cheveux de toiletteurs canins, version caniche-abricot. Il semblerait que ce soit la tenue obligée pour toute femme désirant être à la mode, le compteur arrêté aux années 80, ou pour toute jeune fille désirant réussir dans une société russe en plein essor. À Moscou, j'ai cru saisir, dans le troisième bouton défait du chemisier des policières et des douanières, qui ne laissent rien ignorer de la couleur et des motifs de leur soutien-gorge, à la lisière du bas sous la jupe relevée par les poses équivoques des vendeuses, un des principaux moteurs de l'ascension sociale moscovite. Assia, moins analytique, leur a trouvé à toutes un air un peu pute. La musique qui passait à la radio était au diapason, entre néo-disco et variété synthétique ; le léger décalage horaire s'est transformé pour moi en violent décrochage spatio-temporel : j'ai été envahi par des visions de cauchemar, des fantômes et des figures que je croyais à jamais disparus sont revenus me poursuivre, des noms atroces m'ont assailli : Kim Carnes, Bonnie Tyler, Paula Abdul, A-ha, Europe, Alphaville, Duran Duran, Yazoo, Partenaires Particuliers, Desireless. On ne dira jamais assez de mal des années 80, la décennie où le monde a été vendu. Comment oublier Sabra et Chatila, Bhopal et Tchernobyl, Thatcher et Reagan, Mitterrand et Tapie, le chômage et le Sida, l'Éthiopie et le Band-Aid, les pulls Benetton et les chaussettes Burlington, Coca et Pepsi, Madonna et Michael Jackson, les pires disques de David Bowie et les pubs lamentables de Lou Reed, MTV et la Cinq, le CD et le préservatif, le Rubik's cube et les pins, le fuseau et les guêtres fluo, Véronique et Davina, Goude et Mondino, Besson et Beineix, Paul-Loup Sulitzer et Bernard Henry-Levy, Amélie Nothomb et Alexandre Jardin ? Il le faudrait pourtant, les enfouir à jamais ces années de cynisme et d'arrogance, de coke et d'argent, qui ont marqué pour de bon la fin des idéaux des années 60 et 70. Les Russes tiennent visiblement à s'en souvenir – ils ont bien compris à quelle époque ils avaient perdu la guerre –, ils n'ont pas attendu de passer l'an 2000 pour vouloir vivre dans les années 80, comme tout le monde.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay