mardi 14 juillet 2020

Aya Sophia (Holidays in Istanbul)




        Le guichet passé, je presse le pas pour être le premier à pénétrer dans celle qu'on appelait jadis Sainte-Sophie. Est-ce la coupole qui culmine à soixante mètres de haut ? Ses quarante ouvertures qui laissent entrer la lumière et que redoublent des lustres descendus à hauteur d'homme ? Le jeu du clair-obscur de la salle de prière et des galeries ? Les boucliers d'Allah, de Mahomet et des quatre premiers califes qui protègent de leur ombre le Christ Pantocrator, la Vierge Marie, Saint Jean-Baptiste, Constantin et Justinien ? Rien ne m'avait préparé à un tel choc. Piliers grecs du temple d'Artémis, mihrab doré, chandeliers de Soliman le Magnifique, colonnes de porphyre rouge d'Egypte, marbre vert de Thessalie, albâtre de Pergame, pierre noire du Bosphore, pierre jaune de Syrie, bronze des portes sculptées, or des mosaïques : ce n'est pas la richesse de l'Histoire qui me tombe dessus d'un coup, mais l'épaisseur du temps lui-même. Il y a donc quelque chose qui dépasse non seulement la simple condition de mortel, mais aussi celle des lignées, des cultures, des religions et des civilisations ? En ces lieux ont retentis, depuis un autel en or massif ou du haut d'une chaire de bois précieux, la sagesse des anciens, l'enseignement des textes juifs, la parole de Jésus, les sourates du Prophète Mahomet, basilique transformée en mosquée et devenue musée laïque en l'honneur d'une révolution faite – à toute vapeur – au nom de la science et de la raison.
    L'édifice a résisté aux invasions barbares, aux pillages, aux incendies, aux secousses sismiques et à tous les soubresauts du pouvoir temporel, construit il y a mille-cinq-cents ans par dix mille ouvriers en moins de six années. Ce n'est pas à l'école, encore moins au catéchisme, que j'aurais pu apprendre le destin hors du commun de cette ville appelée autrefois Byzance puis Constantinople, et pour cause : s'élevant à la jonction de plusieurs mondes, gréco-romain, chrétien, orthodoxe, catholique et musulman – survivant à l'antiquité et au moyen-âge –, incarnant pendant presque mille ans une certaine idée du cosmopolitisme et de l'universalisme, la cité n'a vu le début de sa fin advenir que par la mise à sac qu'en firent les Croisés en 1204 siècle, brisant l'Empire Orthodoxe en trois parties et sonnant leur glas respectif, et non pas à cause des Ottomans – comme on le croit trop souvent – qui ne firent que ramasser au sol ce qui était tombé.
    Demeure Aya Sophia qui a survécu à tout, y compris au flux incessant de touristes dont je fais malgré tout parti, le Guide Bleu à la main, et qui me sidère par l'énormité d'espaces et de temporalités qu'elle contient. Je lève les yeux au-dessus de la porte impériale, Jésus, Glorieux dans une clarté d'or sans partage, donne de la main droite la bénédiction et de la gauche tient une Bible ouverte où est écrit La paix soit avec vous, Je suis la lumière du monde. À l'extérieur, le chant du muezzin retentit et c'est l'épiphanie : le temps, après m'avoir écrasé, s'est arrêté, comme suspendu, dans un éclat d'éternité. Je sens que quelque chose se joue là et dont j'aurai à rendre compte toute ma vie. Le nom de la basilique ne pèse-t-il pas aussi de tout son poids symbolique ? Je suis au cœur de la sagesse sacrée, véritable traduction d'Aya Sophia – aucune sainte ne s'ayant appelée Sophie sous Constantin, Mehmed II ou Atatürk. Quel hommage devrais-je rendre à la sagesse ? Cette année je me suis inscrit en philosophie à la Sorbonne, pour l'amour de la sagesse ou la sagesse de l'amour, disant adieu au dessin et à la peinture, abandonnant crayons, pinceaux, tubes et palette à Ben et à Pierre. Je me suis fait, à ma façon, l'iconoclaste de mon art et de mes créations, comme les Chrétiens d'Orient pendant des siècles, comme les Musulmans, les Juifs et les Protestants un peu partout dans le monde – n'y a-t-il que les Catholiques pour tenir à ce point aux images et aux idoles ? – ne voulant plus désormais simplement représenter la vérité mais l'incarner, autant que possible, dans mon corps et mon esprit.
    Ce n'est pas parce que l'on ne croit plus en Dieu qu'il faut décréter avec autant d'assurance – comme beaucoup de mes amis et nombre de personnes de ma génération, avec le même manque étonnant de preuves que les croyants – que la vie n'a pas de sens. Je me doute que je vais me couper de pas mal de relations à la rentrée, que des soirées se feront sans moi. Quelle importance ? J'ai le sens de la sédition, me tenir à l'écart des groupes ne me pose aucun problème, j'ai même un don pour ça. Autour de moi, les visiteurs se pressent et se poussent, prenant des photos et posant. Je n'ai pas d'appareil, à quoi me servirait-il ? Il est temps de partir, j'aimerais découvrir la Mosquée Bleue, sise juste en face, où les seules peintures admises sont les versets calligraphiés du Coran. Quelle révélation va-t-elle me réserver ? J'attendrai que la prière se termine pour pouvoir y entrer.


Inédit de Frédéric Gournay