mardi 30 juin 2020

Girl Power


Laure entrouvre la porte du studio, pousse un cri en apercevant sa copine, Nina sourit, alors ? comment ça s’est passé ? Nina se tourne vers nous, demande du regard, pas trop mal, ouais, c’était bien, Laure hurle à nouveau, j’en étais sûr ! On range le matériel, pour une première répète, c’est vrai que c’était pas mal, et même pas mal du tout, Nina a une belle voix, un peu éraillée, quelque part entre Patti Smith et Courtney Love, qu’elle sait monter haut et fort, se place bien, avec une certaine aisance musicale et un instinct sûr de la chanson. Aurélien prend un air exaspéré à chaque nouveau cri de Laure, cherche chez moi la réciproque, elle a l’air sympa Laure, et charmante en plus, rousse coupée au carré avec une jolie taille ; les filles en répète, je n’ai jamais été contre, les ambiances de mecs, c’est vite la colo ou la caserne. Sacha sourit, content de lui, il a réussi son coup, même Aurélien est obligé de le reconnaître, on ne cherchera pas ailleurs, la page Kader est définitivement tournée, de toute façon, le concert sans lui la semaine dernière à l’Espace Curial avec Trivia fut l’un de nos meilleurs, alors, Nina par-dessus… C’est vrai aussi qu’elle est mignonne, ce qui ne gâche rien, une Madonna à ses débuts, mais en brune, regard timide et grande gueule, un air gentiment désespéré dans les yeux, un rire profond et franc. Elle enchaîne cigarette sur cigarette, doit faire une compète avec Sacha, et descend les bières comme nous, sans formalité. Aurélien va ranger sa basse dans le local, Sacha redescend sa guitare, Nina et Laure se sautent dans les bras, s’embrassent, je t’avais dit que ça le ferait, on m’offre un groupe sur un plateau d’argent, et moi qui hésitais, quelle conne, on va fêter ça oui. Je saisis mieux la belle hystérie de Laure, elle est sous coke, en propose à Nina, il est tôt, l’après-midi ne fait que commencer, Fred, tu te joins à nous ? On règle la répète à l'accueil, Jean se marre, caresse sa barbe, mate les deux filles, s’arrête sur Nina, nous glisse un clin d’œil, dites donc les mecs, c’est votre nouvelle chanteuse ? pas mal, eh ouais, qu’est-ce que tu veux. Je me retrouve dans la rue seul avec les filles, Sacha et Aurélien sont devant, les premiers rayons du soleil d’avril percent les nuages, nous réchauffent la peau, j’ai le droit au compliment, super batteur, je renvoie la pareille, très belle voix, je n’en demandais pas tant ; Laure est la colocataire de Nina, elles habitent ensemble un deux-pièces à Montreuil, elle travaille dans l’édition, ça paye bien, elle s’y fait chier royal, le week-end venu, elle s’explose la tête et le reste sans se prendre le chou sur le comment et avec qui. 
Arrivés au bar, Morad nous accueille avec un grand sourire, serre les mains, touche son cœur, on déplace les chaises, collons les tables, faisons de la place, les autres clients se sentent à l’étroit, ça gueule, Morad intervient, tu joueras plus tard, allez laisse les jeunes, Sacha, Aurélien sont assis avec Alain, nous attendaient pour commander, ç’a été la répète ? on m’a dit que oui, pour la première, j’ai pas voulu être là, que tu sois à l’aise, mais j’ai hâte d’entendre, il faut qu’on mette les choses au point, ouais ça va, je vois de quoi tu parles, t’inquiètes, avec Sacha et Aurélien on a bien discuté, on est d’accord, pas de plan, de retard ou d’absence, OK ? ouais ouais, et puis il faut que tu te mettes au chant en français, le groupe signera jamais si les chansons sont toutes en anglais, il faut au moins quatre cinq titres dont un qui puisse passer en radio, je sais de quoi je parle, promis je vais m’y mettre, sérieux ? ça va, c’est plus une gamine, lâche là un peu, tu vas voir, elle va assurer ma copine, allez, la même chose. Nina vient se mettre à côté de moi, alors comme ça t’es en philo ? c’est qui ton philosophe préféré ? Spinoza ? c’est pas vrai, moi aussi ! je te dis ça, ça remonte à la terminale, ça fait déjà un bail, la philosophie du désir, le conatus, on dit comme ça ? la nature désirante de l’homme, le plaisir comme indice de l’augmentation de son pouvoir d’exister, la douleur comme signe de sa réduction, c’est exactement ça, j’adorais les cours, c’est con, j’aurais bien continué, une année c’est trop court, tu travailles aussi Sacha m’a dit ? Oh de l’intérim, secrétariat bilingue, je bosse comme ça, j’arrête dès que ça me soûle, je fais la fête, je claque tout, et quand j’ai plus de thunes, je rappelle la boite. Nouvelle tournée, on trinque au groupe, Alain, un plan fête ? soirée au Bataclan, Fred, ta copine nous rejoint ? elle bosse ce week-end, elle est du matin, on l’a voit jamais ta copine, en même temps, le rock, je crois que c’est pas trop son truc, les bars enfumés non plus, elle est délicate ta copine, oui c’est une princesse, c’est ma tournée, qu’est-ce que vous prenez ? Sacha un picon, un blanc sec pour Nina, un kir pour Laure, deux demis, pas pour moi je rentre, y’a Annabella qui m’attend, tu fais chier, c’est ça l’amour, Aurélien c’est pas un fêtard, le jour où tu le verras danser, en parlant de danser, le plan teuf, ça en est où ? faut que je rappelle pour les invites, quelqu’un a écouté le dernier Prodigy, le single là, Firestarter ? la bombe que c'est, je vais avoir le CD en avant-première, tient pas la distance, sont bons juste pour les singles, ça fait pas un album, et alors ? t’aimes pas Nirvana toi, comment c’est possible ça ? truc de camionneurs, préfère largement Hole, Live through this, t’as trop bu ou quoi ? les Red Hot ? rien à voir, eux faut qu’ils arrêtent, ah ouais Aeroplane, c’te daube, j’te parle de Warped, Navaro, quel poseur celui-là, on est d’accord, faut qu’on repasse à la maison pour se changer, vous avez qu’à venir prendre un verre, j’appelle Hanna, elle fout quoi ta sœur ? j’sais pas, c’est pas moi qui vis avec, Aurélien, ça y est t’es parti ? on est invité à une bouffe, vous faites quoi ? apéro chez Nina, après on avise, Bataclan, sinon au Charbon, le Cannibale, un coup à finir au Cithéa, t’as raison, ouais ben sans moi, Ah non Morad, pas une dernière, c’est abusé, qui a commandé ? C'est celle du patron, les gars, on n’est pas parti. Fred, t’es des nôtres ? j’appelle Estelle, quelqu’un a de la monnaie ?




           Extrait de La course aux étoiles
roman paru aux Editions de l'Irrémissible