mardi 19 mai 2020

Retour à la vie normale




        À la lisière du jour, quand tout le monde dormait, je suis allé me balader dans les rizières jusqu'à la forêt, j'ai marché comme si je devais ne jamais revenir. Je me suis retourné, j'ai vu au loin la hutte où nous avons passé la nuit, petite cabane cachée à l'abri des contreforts rocheux qui soutenaient le ciel. Est-il possible de se sentir plus seuls au monde ? Aussi éloignés des hommes et de leurs préoccupations ? J'ai écouté un silence rare, le court moment où les animaux nocturnes se taisent à l'apparition du soleil et où les animaux diurnes n'ont pas encore pris possession du jour qui vient, avant que les insectes, les oiseaux, les singes ne remplissent l'air et la lumière de leur bourdonnements, de leurs cris et de leurs hululements.
    Nous ramassons nos affaires et nous préparons pour la dernière journée de marche. Awut a retrouvé le sourire, ce soir il dormira dans un lit. Par les sentiers escarpés, Dan continue de nous faire la leçon sur la faune et la flore, la vie des animaux, les vertus des plantes ; il nous montre une énorme araignée rouge et verte au centre d'une toile géante, des papillons bleus qui virevoltent. Il nous explique l'étrange destin des criquets de la forêt, aux stridulations infernales, qui après la reproduction se mettent à vibrer de plus en plus fort et de plus en plus vite jusqu'à ce que leur tête éclate en deux. Nous redescendons vers la vallée, Assia est devant, le porteur dit qu'elle marche vraiment bien, avec un très bon balancement, une vraie femme de tribu. Dan me redemande d'où elle vient, Sud de la France, il reste sceptique, je précise que ses parents sont d'Algérie, oh Africaine, c'est ça, il comprend mieux.
   Nous longeons une rivière déchaînée par les chutes d'eau de la veille, bientôt domestiquée par un barrage, les turbines et les pylônes marquant l'approche d'une agglomération. Des marches, des barres de renfort sont apparus sur notre chemin, une large route détrempée nous indique maintenant la direction de la ville. Les poteaux électriques nous ramènent aux antennes et aux toits, le bitume à la circulation et à la pollution, les panneaux de signalisation aux boulevards et aux districts, les traînées blanches dans le ciel aux avions partant pour des villes plus grandes, pour d'autres pays plus vastes, dépassant les frontières et les océans, striant une planète aux circonvolutions de satellites. Nous voici de retour à la civilisation. Qu'est-ce qui nous a le plus manqué ? Le téléphone ? La télévision ? Internet ? Pas le moins du monde. La ventilation ? Le chauffage ? La climatisation ? Pas davantage. Une salle de bain ? De l'eau chaude ? À peine. Un lit ? Isolé, ça oui, pour y faire l'amour pendant des heures. En dehors de ça ? Après plusieurs jours passés dans la jungle, de l'autre côté du monde, l'inventaire raisonné de tous les objets inutiles de la vie quotidienne ne cesse de s'allonger. Gadgets, babioles, fétiches, vétilles, jeux, jouets, hochets pour adultes, combien de choses acquises par caprice ou à grand peine, comptant ou à crédit, dont nous pressentons au fond la parfaite insignifiance, nous dépossèdent de nous-mêmes autant que leur production et leur consommation épuisent la terre de ses ressources naturelles ? Un déménagement, souvent, suffit à prendre conscience de la quantité de matière que l'on peut accumuler et entasser pour rien ; des rayonnages aux tiroirs, des placards aux malles, de la remise au débarras, de la cave à la brocante, du vide-grenier au vide-ordure… Quand on y pense, toute cette merde, Freud a bien parlé de régression anale. L'homme moderne, ce trou du cul, est un collectionneur compulsif, il collectionne tout, et d'abord les preuves matérielles de ses avanies. 
    N'y a-t'il donc rien à sauver ? Et la culture, alors ? Ne s'incarne-t-elle pas dans des objets sacrés ? Rêves de bibliothèque idéale, de discothèque définitive, de cinémathèque ultime… Réalités d'étagères et de cartons : livres dont on sait pertinemment qu'on ne les relira jamais, disques devenus inécoutables, même ivres de nostalgie, films dont on ne se souvient plus de la fin – Chérie, ça finit comment déjà ? Je sais plus, ou alors je confonds avec un autre –, sans parler des vêtements sitôt devenus chiffons. Une chaise vieillotte reste une chaise, c'est son avantage, on peut encore s'y asseoir, une table antique demeure une table, on peut toujours y manger dessus, y compris avec un set de table complètement démodé, c'est là une supériorité absolue. Mais un livre de Raphaëlle Billetdoux ? Un album d'Indochine ? Un film de Jean-Pierre Jeunet ? À quoi peuvent-ils servir encore ? C'est dans le domaine culturel que l'évacuation est la plus rapide : après les soldes, les promotions, les liquidations, c'est le pilon et l'incinération. Il est étonnant que ce soient les objets, infidèles compagnons du quotidien et de la banalité qui, bien mieux que les idées et les discours, nous renvoient le plus rapidement à notre destin de choses ; sans le savoir, ils nous montrent la voie. Corps-détritus en cercueil-poubelles, nous les rejoignons bien assez vite, dans la poussière, la fumée et les rejets de dioxine, vers le néant.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay