mardi 12 mai 2020

Reprise des cours




        Dan a fini le premier, il a mangé comme un glouton ; nous avons à peine terminé nos assiettes qu'il se lève en se tapant sur le ventre, i'm gonna do some business, il quitte la pièce en riant, Assia ne comprend pas, en français on dirait faire une grosse commission, ah c'est ça. L'estomac et le cœur comblés, je me réjouis à l'idée de me retrouver seul avec Assia pour faire l'amour, le piment me chauffe les veines, trois jours que nous n'avons pas baisé, pour nous c'est une petite éternité. Le maître d'école passe la tête par la porte, vous venez faire la classe ? Je l'avais oublié, j'espère qu'Assia, dans les mêmes dispositions que moi, ait la bonne idée de décliner l'invitation, ou que trop fatiguée elle ait envie de se coucher, après tout nous n'avons rien promis. Volontaire, elle acquiesce, on y va maintenant ? Si ça vous dit. Mon Dieu, faire la classe, l'expression m'a glacé le sang ; avec ces trois mots me reviennent en mémoire des années, des centaines de mois, des milliers de semaines, des dizaines de milliers d'heures, des centaines de milliers de minutes, des dizaines de millions de secondes, presque comptées une à une, d'ennui, de prostration et de rage rentrée. D'autres expressions, rougissant encore mes oreilles de colère et de honte, affluent : litanie de punitions, d'heures de colle, de mots dans le cahier de correspondance, de carnets de notes à faire signer, de blâmes, d'avertissements, de convocations des parents, de conseils de discipline, d'exclusions temporaires, de renvois définitifs, de redoublements, d'orientations, de refus sans appel de l'éducation nationale, avec pour sentences en fin de cycles – on ne peut pas appeler ça des choix – le C.A.P. chaudronnerie, le C.A.P. coiffure ou le B.E.P prothésiste dentaire. Assia remet ses chaussures boueuses, j'enfile les sandales, je la suis en traînant des pieds ; je la laisserai parler, je m’assoirai dans un coin, je n'ai pas envie de faire la leçon, encore moins en anglais. J'ai voulu être professeur, c'est un fait, mais c'était pour enseigner aux ados qu'il ne fallait plus écouter les adultes, qu'ils devaient enfin remettre en cause tous leurs savoirs et leur pouvoir, professeur de philosophie compris. J'ai promis des choses à cet enfant et à cet adolescent que j'ai été, ou plutôt ce sont eux, les purs, les innocents, qui m'ont fait juré certaines choses, je ne les trahirai pas. Ma vengeance contre l'école ne connaîtra pas de fin.
    Dans le soir obscur, lampe de poche à la main, nous suivons l'instituteur jusqu'à sa classe. Notre venue fait salle comble, les villageois se montrent plus curieux qu'à notre arrivée ; les écoliers sont de tous âges, les enfants sont attablés devant le grand tableau, les adultes se tiennent derrière eux, femmes et hommes jouant du cou et des coudes pour trouver une place. Assia est particulièrement à l'aise dans son rôle d'institutrice, qu'elle investit tout de suite, la représentation, c'est son truc, ça l'est moins pour moi. Le maître d'école nous laisse nous débrouiller seuls, nous devons improviser ; nous nous présentons, je décide de faire la seule chose que j'ai jamais su faire en classe, c'est-à-dire dessiner. J'esquisse au tableau un portrait d'Assia à la craie, avec les cheveux disproportionnés en bataille, ça fait rire les enfants, j'écris son nom. Nous décidons de continuer comme cela : je dessine et elle demande comment ça se dit en karen, nous le traduisons en anglais puis en français. Les adultes se prêtent au jeu, Assia communique son enthousiasme, mobilise les énergies, encourage toutes les participations. Je représente un arbre, un chat, un singe, un crocodile, le chien qui est avec nous dans la salle ; les yeux s'écarquillent, les visages s'illuminent ; Assia interroge, les mains se dressent, les langues se délient. Une petite fille, particulièrement douée, répète parfaitement tout ce qu'elle dit, aussi bien en anglais qu'en français, l'instituteur lui-même en paraît surpris, elle a l'oreille et la langue, elle n'a pas six ans. L'éclat des yeux et la grandeur des sourires me font oublier l'heure avancée et la fatigue, l'envie d'être seul avec Assia. Ce que ces gamins ont l'air vifs ; à Paris, en région parisienne, à la sortie des classes, les regards me paraissent toujours éteints et les corps s'en vont sans joie. Un enfant peut-il être tenu pour responsable de l'ennui qu'il ressent à l'école ? À quinze ou seize ans, je ne dis pas qu'il n'y mette pas un peu du sien – quoique, la chose mériterait d'être discutée –, mais dès l'âge de cinq ans ou six ans ? N'est-il pas possible d'apprendre en s'amusant, de jouer toujours ? Pourquoi travailler a-t-il toujours représenté pour moi, depuis l'enfance, le problème philosophique et spirituel le plus profond, le premier d'entre tous, bien avant la question du Mal, de la vie et de la mort ou de l'identité propre. Ne rien faire, jouer et jouir, y a-t'il une aspiration plus universelle que celle-ci ? Plus importante que la quête de la vérité ou de Dieu ? À elle seule elle incarne l'idée même du bonheur. Il est vrai que nous avons été chassés du paradis… Le premier commandement de Dieu n'est pas Tu ne tueras point, mais Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Tout est dit. Le premier des péchés est donc l'oisiveté, la violence ne venant qu'en second, découlant directement d'elle pour ainsi dire. Étrange explication biblique, qu'Abel et Caïn, les fils d'Adam, illustrent par leur destin tragique. Aux premiers âges étaient l'agriculteur et le possédant, le sédentaire Caïn, et le pasteur Abel, nomade, que Dieu favorise pourtant, en préférant ses offrandes à celle de son frère aîné. Celui-ci, empli d'une rage jalouse, tue son frère, commettant ainsi le premier crime de l'humanité. Peut-on voir l'histoire des hommes, depuis les origines, comme celle, unique, du ressentiment et de la haine des propriétaires terriens à l'égard des hommes errants et libres ? Ce que je sais, c'est que depuis petit, j'ai toujours préféré la paresse et l'ennui, puis adolescent la jouissance et l'ivresse, autrement dit la gratuité, aux affairements incessants des hommes où la vraie vie est absente. Le sens du mot travail, je l'ai découvert en prépa aux concours, trop tard. Je n'ai pas compté mes heures, j'ai redoublé d'efforts ; les stakhanovistes de la rue d'Ulm, les normaliens qui raflent tout aux épreuves, m'avaient distancé depuis longtemps. Je traîne encore des lacunes, je commets toujours des fautes impardonnables.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay