mardi 5 mai 2020

L'amour au temps du Corona




        Pierre m'apprend que Ben, partant pour le Vietnam avec Hildegarde, a fait escale à Bangkok le jour même de mon hospitalisation en urgence. M'a-t-il vu par une vitre du terminal, vaincu par la fièvre et les tremblements sur un fauteuil roulant, suivi d'une Assia catastrophée ? Ce que je sais, c'est que j'ai pensé très fort à lui à un moment précis, cherchant son visage, comme si je pouvais sentir sa présence dans l'aéroport. Pierre, se moquant de moi, ajoute qu'il ne sait pas dans quel dispensaire du Vietnam il se trouve. L'humour dissimule-t-il la pudeur, et la pudeur l'apitoiement? L'envie, elle, teintée de frousse, affleure à la fin du mail : ça m'apprendra à voyager dans des pays tropicaux infestés de parasites porteurs de virus mutant. Lui est resté en France, comme chaque fois, alors qu'il est prof et qu'il a plus de trois mois de vacances. Peut-être s'est-il fait un week-end ou deux chez les parents de sa copine, séjours qu'il regrette autant qu'il les appréhende ; en route, avec Corine au volant – il n'a toujours pas son permis – et la chienne sur la banquette arrière, sans doute ont-ils parcouru les départementales pour découvrir quelques restaurants estampillés Relais-et-Châteaux, qui sait ? soyons fous, une auberge où passer la nuit. Est-ce là tout son sens de l'aventure ? Son goût du risque, dans la vie comme dans l'art, le poussant à parcourir courageusement les sillons du terroir et de la tradition, à travers les fossés et les ornières de la France profonde, trouvant dans le réconfort des arrière-salles et le fumet des cuisines une réponse provisoire à l'angoissante question de la différence entre l'art et l'artisanat, les œuvres de l'esprit et le savoir-faire, la création et la production, finissant dans la confusion des volutes de fumée et des vapeurs d'alcool par identifier la peinture et la cuisine – ô crime impardonnable –, n'osant dans le secret d'un rot de confit de canard s'avouer qu'il préfère au fond Pierre Bonte à Walter Benjamin, Jean-Pierre Coffe à Jünger Habermas, Jean-Pierre Pernaut à Adorno, le cassoulet du Périgord et la saucisse de Morteau à l'École de Frankfort. Je referme le mail sans lui répondre.
    J'attends l'autorisation de voler du médecin qui ne vient pas. J'ai fait croire à son remplaçant que partir ce soir était pour moi l'unique chance de voir toute ma famille réunie avant longtemps, Assia m'a trouvé excellent comédien, elle a failli verser sa larme. J'essaie de dormir un peu. Le téléphone sonne, l'infirmière me dit qu'elle va me passer le docteur Singh, je n'entends rien, elle n'arrive pas à basculer l'appel ; elle essaie à nouveau, ça ne marche pas. De cet appel dépend ma liberté, je descends du lit, je suis à poil, les infirmières ne m'ont pas apporté le pyjama pour la nuit, Assia ne m'a pas encore ramené les affaires de la consigne, je m'enroule dans le drap, je sors dans le couloir, habillé à la romaine, pour prendre la communication à l'accueil ; les infirmières s'émoustillent, rigolent, poussent de petits cris, applaudissent et me lancent des very sexy ! J'attrape le combiné, le docteur Singh m'appelle de chez lui, il a parlé avec l'interne, c'est bon, je peux voler, on fera juste un dernier checkblood pour les transaminases ; il me recommande de ne pas trop marcher, il m'intime de consulter en France pour mon foie. L'assurance a réservé un vol à minuit, par la Thaï Airline, direct Paris, j'ai deux heures devant moi pour me préparer. Je ramasse mes quelques affaires, livres et musique, Assia me trouve tout à ma joie, elle a des habits pour moi pour le trajet. Je dis adieu aux infirmières, regrettant de ne pouvoir les embrasser, elles me remettent une copie de mon dossier médical et une provision de médicaments ; Assia règle les derniers détails administratifs, le correspondant nous attend en bas avec un taxi. L'enthousiasme me quitte dans les bouchons interminables de Bangkok, les suées et la fatigue m'ont rattrapé ; à l'aéroport, ne tenant pas debout, je dois m'asseoir sur mon sac. Le correspondant devait m'apporter un fauteuil roulant, comme l'avait formellement prescrit le médecin, il a fait semblant d'aller le chercher, avant de disparaître.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay