mardi 21 avril 2020

L'amour au temps du Corona




        Le bout du monde est là, de l'autre côté du couloir. C'est une expédition dont je ne sais pas si je pourrai revenir seul. La nuit a été dure, la toux, les étaux et les aiguilles m'ont repris ; le matin a été plus clément, j'ai réussi à manger et j'ai trouvé le courage d'appeler ma mère. Mon frère m'a rappelé aussitôt de son boulot. La mère d'Assia m'a téléphoné également, plus inquiète encore. Je piétine avec ma perfusion et mes chaussons bleus, arriverai-je jusqu'à la borne internet ? La librairie est une destination trop lointaine, le self n'en parlons pas, c'est au rez-de-chaussée, pas loin de la sortie, les antipodes pour moi. Une infirmière me dit d'y aller doucement, que l'on peut m'apporter un fauteuil roulant si je veux ; je refuse, j'aimerais marcher seul. Le sang reflue dans la perfusion, le cœur s'accélère, les sueurs sont là, le vertige n'est pas loin. Je marque des pauses, je prends mon temps, c'est ce dont je dispose le plus ici. Assis à la borne, je découvre le clavier thaï, avec les touches contrariées et l'absence d'accents. J'essaie d'écrire à Pierre, le seul dont je me souvienne du mail, afin qu'il prévienne Ben, Marc et Erwan, dont j'ai perdu les adresses lors du trek. Je n'arrive pas à me concentrer, manier le clavier est une épreuve, je fatigue vite, je suis découragé. Je reviens à la chambre, l'infirmière générale et le docteur Singh sont là, ils discutent avec Assia ; le professeur me félicite pour le plateau terminé et la petite escapade en solitaire ; il reste évasif en revanche sur une éventuelle date de sortie, le problème du foie n'est pas réglé, les transaminases restent trop hautes. L'infirmière générale me rappelle que l'administration n'a toujours pas reçu la confirmation de la prise en charge par les assurances et qu'on commence à l'embêter avec ça. Le professeur fait signe de ne pas m'en faire.
    
    Je déprime, j'ai perdu cinq kilos et les muscles fondent. Je n'ai rien à dire à Assia qui termine en beauté son voyage, entre taxis, restos, visites de la ville et magasins. Une fois le professeur et l'infirmière partis, je lui dis que je n'ai pas besoin d'elle et que je peux très bien m'en sortir tout seul. Des larmes lui viennent, je regrette aussitôt ma méchanceté, elle s'en va avant que je n'aie pu m'excuser. J'ai besoin d'un traitement de choc : cinq lignes de Nietzsche, au casque les Deftones, Hexagram, et Be quiet and drive (far away) – le plus grand morceau de tous les temps. Combien de fois le rock m'a-t-il sauvé la vie ? Je me sens déjà mieux. Je joue avec la télécommande du lit, avec celle de la télé, j'admire la vue sur Bangkok. Je rêve de Los Angeles, de Shanghai, de Hong-Kong. Demain j'essaierai de marcher jusqu'à la cafétéria.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay