mardi 17 mars 2020

L'armée fantôme de Guy Debord - suite




    Mon écrit sur Guy Debord m'a valu une lettre de l'un de ses meilleurs biographes, qui a vu Debord, rencontré Michèle Berstein et correspondu avec Alice Becker-Ho – article au-dessus de tout éloge m'a-t-il écrit, ce gros malin auteur d'un livre menu – et pas mal de messages d'insultes de la part de ses partisans sectaires, hélas assez nombreux, qui souvent n'ont lu que Debord et ne jurent que par lui. Je n'ai fait pourtant que suivre ce que Debord reconnaissait lui-même à demi-mots, toujours dans Panégyrique, à propos de son addiction : Je n'ai pas un instant songé à dissimuler ce côté peut-être contestable de ma personnalité… Certaines de mes raisons de boire sont d'ailleurs estimables. C'est donc qu'il y en avait d'autres contestables, ou méprisables ? Voilà ce que je me suis efforcé de comprendre, puisque personne ne s'en était préoccupé avant – ce gros bêta de Bourseiller n'ayant fait qu'une biographie psychologique obsédée de prémonitions et ce gros con d'Apostolidès d'en préparer une bien pire – tiens, j'y pense, tous les biographes de Debord sont gros, comme leur sujet, débordés d'eux-mêmes. Quand comprendront-ils que la psychologie n'enseigne jamais rien ? L'un de ses thuriféraires me traite d'abstinent et de moralisateur – j'ai bien failli ne jamais m'en remettre –, le pauvre s'il savait, à quel point j'ai été loin dans l'alcool et plus encore dans le dépassement de la morale. Il attend pour sa part, dans le calme, mes œuvres dont il doute qu'elles arrivent à éblouir le siècle – et ta sœur ? devrait être la réponse appropriée, ou l'encore plus enfantin c'est celui qui l'dit qui y est !, le soupçon personnel et l'insulte étant les seules choses que peuvent comprendre ce genre d'individus dépourvus de métaphysique, d'ontologie et, pour tout dire, de pensée, fidèles en cela à leur maître auprès duquel ils ont abandonné leur libre-arbitre, prétendu théoricien qui n'a jamais su fonder la moindre ontologie, ce qui l'a condamné à dériver toute sa vie, de on en on, dans le labyrinthe miroité de son anthropologie politique noyée d'ivresse. 
    
    Qu'est-ce que l'alcoolisme d'un point de vue métaphysique ? est la seule question qui importe, tout comme pour la drogue, le sexe ou le rock'n'roll dont les explications historiques, sociologiques ou psychologiques ne sont toujours que des justifications a posteriori. De quoi Debord a-t-il souffert, comme tant de ses contemporains pour lesquels il avait si peu d'indulgence et qu'il a cherché à guérir dans l'alcool, si ce n'est de désespérer des autres et de lui-même ? Son rapport au temps donne la mesure, dans son œuvre comme dans sa vie, de ce désespoir, inconsolable qu'il resta – et qu'il fut dès le plus jeune âge – du passage fugace des êtres et des choses sur la Terre. Pour exprimer cette sombre nostalgie qui semble ne l'avoir jamais quitté, il n'hésite pas, dans Panégyrique, à faire siennes les paroles d'un célèbre roi de Perse qui justifiait ses larmes devant le passage de son armée : J’ai pensé au temps si court de la vie des hommes, puisque, de cette multitude sous nos yeux, pas un homme ne sera encore en vie dans cent ans. Plus inattendu, il cite aussi, dans In girum imus nocte, la Bible : Toutes choses ont leur temps, et tout passe sous le ciel après le terme qui lui a été prescrit […] Il vaut mieux voir ce que l’on désire, que de souhaiter ce que l’on ignore : mais même cela est une vanité et une présomption de l’esprit… Qu’est-il nécessaire à un homme de rechercher ce qui est au-dessus de lui, lui qui ignore ce qui lui est avantageux en sa vie pendant les jours qu’il est étranger sur la terre, et durant le temps qui passe comme une ombre  ? Si Debord avait poursuivi sa lecture de la Bible, sans doute aurait-il trouvé le moyen de se guérir de cette maladie si commune que Lacan a caractérisée pathologiquement comme mélancolie, que Nietzsche, en parfait connaisseur du nihilisme, avait déjà diagnostiquée comme ressentiment contre le temps et que Kierkegaard, premier punk chrétien, a si parfaitement définie : Désespérer du temporel ou d’une chose temporelle, si c’est vraiment du désespoir, revient au fond au même que désespérer quant à l’éternel et de soi-même, formule de tout désespoir, montrant par là que tout désespoir regarde l'éternité. 
    
    Ainsi, toute l'existence de Guy Debord – alcoolisme compris – peut être vue comme une insurrection permanente contre l'accompli et le révolu, qu'il soit temporel, historique, politique ou social, et son utilisation récurrente du cui prodest comme une tentative désespérée de retourner le temps lui-même, en inversant sans cesse les causes et les effets – comme si se demander à qui profite le crime suffisait à identifier son auteur. Mao profite de la découverte des statues du mausolée de Qin Shi Huang ? C'est donc que Mao les a fait enterrer. L'enlèvement d'Aldo Moro sert le pouvoir réactionnaire italien ? C'est donc que le gouvernement l'a fait enlever et le détient. Faire des conséquences l'origine des choses, n'est-ce pas là concevoir une formidable machine à remonter le temps ? Plus tordu encore : les idées que je défends suscitent le scandale et sont attaquées a priori ? C'est donc qu'elles dérangent et qu'elles sont vraies a fortiori – délire habituel de tous les complotistes qui voient dans la réfutation de leur raisonnement la preuve de sa vérité. On me traite de paranoïaque ? C'est donc qu'on m'en veut ! D'autres pousseront le complotisme et le négationnisme, ces frères siamois, beaucoup plus loin. Les camps de concentration prouvent aux Israéliens qu'ils ont eu raison de fonder leur État et de créer leur armée ? C'est donc que les Juifs ont inventé les chambres à gaz. Pourquoi s'arrêter à si peu ? Ça ne colle pas ? C'est trop gros ? Le cours des choses ne permet pas qu'on le torde si outrageusement ? Il n'y a plus qu'à nier dans un même mouvement et le temps et l'Histoire : on n'a jamais marché sur la Lune et aucun avion ne s'est jamais écrasé sur le Word Trade Center.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay