mardi 28 janvier 2020

Pars loin l'aventure est infinie - premières pages, suite





    Notre oncle missionnaire, pour mon frère, ma sœur comme pour moi, c'est un peu l'oncle d'Amérique, version Côte d'Ivoire, la fortune en moins ; c'est le seul de la famille qui a fait des études – sept ans à étudier le latin, le grec, la philosophie, la théologie, la liturgie, le chant –, qui est parti après son ordination à l'autre bout du monde – il a traversé le désert en 2 CV pour se rendre au lieu de sa mission – et qui réalise chaque jour des prouesses dans des conditions souvent rocambolesques. Lorsqu'enfants il nous rendait visite, nous lui sautions à trois sur le dos dès qu'il franchissait la porte, il nous prenait dans ses bras, il m'a ainsi fait, accidentellement, une brûlure de cigarette dont je porte encore la cicatrice. Mon père était parti très jeune, bien contre son gré, en Algérie ; dans ses souvenirs il en parle encore comme d'un pays magnifique, malgré la guerre – il ne cesse d'ailleurs de comparer dans ses admirations la nature de la Côte d'Ivoire et celle de l'Algérie, ce qui m'agace –, peut-être était-ce cela qui avait décidé son jeune frère à partir en Afrique à son tour, mais pour des œuvres de paix. Alors que l'un est grand, aux larges épaules, portant la traditionnelle barbe du missionnaire sur un ventre volumineux, et que l'autre est petit et sans carrure, les deux se ressemblent dans le caractère, qui veut volontiers avoir toujours raison et qui hausse facilement le ton, dans le tempérament audacieux qui les a portés à quitter leur campagne natale, leur trou paumé, pour aller tenter leur chance ailleurs, l'un à Paris, l'autre à l'étranger, pour réussir sans le sou, à force de travail obstiné, à parvenir aux buts qu'ils s'étaient fixés. C'est d'ailleurs la plus grande incompréhension de mon père en Côte d'Ivoire, malgré le respect qu'il veut garder pour ses hôtes, et qu'il exprime à nouveau devant Francis : pourquoi les Africains ne travaillent-ils pas davantage pour s'en sortir ? Lui a connu la guerre, les maisons au sol en terre battue sans eau ni électricité, les chiottes au fond du jardin, la toilette faite au puits, même en hiver, il a connu le froid, le pain noir, les tickets de rationnement, le travail aux champs, l'apprentissage, il a travaillé dur pour accéder au confort, au progrès ; il ne parvient pas à saisir qu'on ne veuille pas en faire autant, si ce n'est pour soi au moins pour ses enfants, ce que moi en revanche je comprends mieux. Mon oncle est plus tolérant, s'il se désole aussi qu'ils ne soient pas plus entreprenants, ou qu'ils ne terminent pas ce qu'ils ont entrepris, ou qu'ils sabotent ce qu'ils ont accompli, si lui également condamne leur négligence ou leur désinvolture, il respecte les Ivoiriens tels qu'ils sont, avec leur nonchalance, se gardant surtout de les mettre tous sous le même jugement, l'obsession bourgeoise pour la réussite et la course à l'argent le laissant par ailleurs indifférent.

    La poule est servie et Katio, la jeune cuisinière de mon oncle qui fait également le ménage chez lui, a fait des merveilles avec presque rien, c'est à dire essentiellement des piments et des épices, saveurs que j'ai découvertes en Afrique qui me brûlent les lèvres et la langue sur le moment et le cul le lendemain sur les toilettes ; j'apprends à calmer le feu de la bouche non pas avec de l'eau, qui attise le brasier, mais avec le riz blanc, qui nous est servi tous les jours. Mon oncle nous raconte que pour punir un gamin qui a fait une connerie, certains parents lui mettent du piment dans les yeux, le nez, la bouche et sur le sexe, histoire qu'il retienne bien la leçon, ce qui me paraît d'une barbarie inouïe. J'aime manger, mais j'ai pris en aversion ces repas interminables – restes de traditions normandes solidement ancrées chez mes parents comme chez mon oncle –, où je m'ennuie à mourir sitôt mon plat englouti. Durant le séjour, nous rendons visites à des personnes que mon oncle nous présente et qu'il n'a parfois pas vues depuis longtemps, les tablées durent des heures et je reste accablé. Si je parviens à me sauver avant le dessert ou le café, c'est pour retrouver les animaux ou les insectes de leur jardin, pour flâner au milieu des plantes et des fleurs. Je demande à quitter la table, pour une fois mes parents acceptent que je les laisse sans me demander ce que je vais faire, tu ne t'éloignes pas trop étant la phrase que j'entends le plus souvent ; j'ai envie d'aller aux toilettes mais l'araignée, souveraine, y siège toujours. Je cherche un arbre éloigné, à l'abri des regards et derrière un tronc creux j'ouvre ma braguette pour soulager ma vessie. Quelque chose dans l'enchevêtrement de branches mortes se met à bouger, je lève la tête, mon cœur fait un bond, ma respiration se coupe : un serpent ondule au-dessus moi, descendant un corps qui paraît sans fin. C'est un mamba noir que j'ai dérangé dans son territoire, il ouvre sa gueule et je n'ose bouger. Je sais que les serpents sont sourds, aussi je me mets à crier en direction de mon oncle – tonton il y a serpent ! juste au-dessus de moi ! – plutôt que de tenter la moindre fuite ; Yédo m'a appris que le mamba noir est le serpent le plus rapide du monde, pouvant se déplacer à la vitesse de cinq mètres par seconde. Je crie de plus en plus fort, en prenant garde de faire le moindre geste, j'ose à peine respirer, mon oncle accourt avec Francis, un fusil à la main, celui du grand-père dont il a peur à cause de l'ancienneté et du manque d'entretien, qu'il lui pète un jour à la figure ; il ajuste le canon et tire à deux reprises, le serpent se tord et remonte plus haut dans les branches, mon oncle recharge, tire à nouveau deux coups de chevrotine, le serpent se cambre et se laisse tomber la tête en avant, restant accroché à l'arbre par la queue. Il faut encore un coup de fusil pour qu'il tombe ; lorsqu'il s'écroule dans l'herbe, je réalise que j'ai encore la braguette ouverte. Le mamba n'est pas mort, il rampe vers un sous-bois, mon oncle lui écrase à plusieurs reprises la tête à coup de crosse, il doit s'y reprendre à dix fois avant que le serpent arrêtent de bouger. Francis le ramène en le tenant par la queue et la tête, c'est une belle bête qui mesure au moins trois mètres, il veut en récupérer la peau et la faire sécher, avec les trous de chevrotine dans le corps, ça risque d'être compliqué, plaisante mon oncle, ils sont fiers d'eux et se réjouissent de leur prise, alors que je tremble encore, en refermant mon pantalon. Francis le dépose dans une boîte en fer avec un couvercle au pied de la table ; quand nous terminons le café et qu'il veut récupérer le spécimen, le couvercle est soulevé et la boîte est vide. On le retrouvera, suivant les traces de sang dans l'herbe, dix mètres plus loin, rampant encore.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay