Le
collier du singe est relié à une chaîne de plusieurs mètres
attachée à un arbre au fond du jardin. Le chimpanzé me
regarde
droit dans les yeux, avec un regard qui interroge sans détour. Qui
es-tu ? D'où viens-tu ? Es-tu l'un des leurs ?
Serais-tu comme eux ?
Je m'approche et tends la main, il l'attrape doucement avec ses
doigts tannés de cuir aux ongles longs et la retourne pour en
contempler la paume. Mon oncle me prévient, fais attention, on ne
connaît pas toujours leurs réactions, une fois qu'ils deviennent
adultes, ils sont imprévisibles, parfois ils deviennent violents, on
est obligé de leur donner de l'alcool pour les calmer. Mon oncle ne
cache pas le regard critique qu'il porte sur les expatriés ou les
retraités en mal d'enfant qui adoptent un bébé-singe, acheté à
peu de prix à des braconniers qui auront à coup sûr abattu les
parents, pour pouvoir le langer, lui donner le biberon et le prendre
dans leurs bras, avant de s'apercevoir, en le voyant grandir, que sa
taille, sa force et ses pulsions sexuelles le rendent dangereux pour
eux-mêmes et leur entourage, et qui se résoudront avec les années
– passées si vite – à l'attacher à un arbre, comme
un chien à la niche, et à acheter sa docilité à coup de canettes
de bière dont ils arrivent encore à s'amuser qu'il sache si bien
les ouvrir et les jeter par-dessus l'épaule une fois vidées, comme
un homme. Ils savent que s'ils le rendent à la jungle, il ne
survivrait pas une semaine.
Je
franchis le cercle d'herbe rasée qui marque son territoire tracé
par le périmètre de la chaîne et m'assois à côté de lui. Il
pose son épaule contre la mienne, je peux sentir le poids et la
puissance de ses muscles ; il tourne la tête vers moi et
m'observe longuement. Hier, chez un autre expatrié de la région de
Man, j'ai pu voir des singes plus petits, cette fois des macaques en
cage, dont le regard, plus humain que celui des humains, m'a troublé.
Celui du chimpanzé me perturbe tout autant. Je me sens coupable
d'être de la race de ceux qui mettent les singes en cage ou au
piquet. Je n'aime, depuis petit, que les animaux ; en vacances à
la ferme, je passe tout mon temps en leur compagnie ; il n'y a
pas si longtemps encore je voulais être vétérinaire ; depuis
que l'on m'a appris que le métier impliquait d'euthanasier les
animaux malades ou trop vieux, j'ai renoncé à ma vocation. Je le
caresse, il me rend chacune de mes caresses, sur le dos, la tête. Je
suis persuadé qu'il possède une conscience semblable à la mienne,
qu'il sait qui je suis, ce qu'il est, quelle est sa situation :
l'ennui et la détresse, la frustration, la liberté perdue, oubliée
dans l'alcool, sous l'unique branche accessible de l'arbre et le pneu
suspendu. Mes baskets l'intéressent plus que le reste de mes
vêtements dont il a tâté longtemps la texture, il s'amuse à
défaire les lacets, je les refais ; il les défait encore, il
m'observe les refaire ; il les défait une nouvelle fois, et à
deux mains il refait le nœud.
Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay