mardi 14 janvier 2020

Pars loin l'aventure est infinie - premières pages, suite





    Le collier du singe est relié à une chaîne de plusieurs mètres attachée à un arbre au fond du jardin. Le chimpanzé me regarde droit dans les yeux, avec un regard qui interroge sans détour. Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Es-tu l'un des leurs ? Serais-tu comme eux ? Je m'approche et tends la main, il l'attrape doucement avec ses doigts tannés de cuir aux ongles longs et la retourne pour en contempler la paume. Mon oncle me prévient, fais attention, on ne connaît pas toujours leurs réactions, une fois qu'ils deviennent adultes, ils sont imprévisibles, parfois ils deviennent violents, on est obligé de leur donner de l'alcool pour les calmer. Mon oncle ne cache pas le regard critique qu'il porte sur les expatriés ou les retraités en mal d'enfant qui adoptent un bébé-singe, acheté à peu de prix à des braconniers qui auront à coup sûr abattu les parents, pour pouvoir le langer, lui donner le biberon et le prendre dans leurs bras, avant de s'apercevoir, en le voyant grandir, que sa taille, sa force et ses pulsions sexuelles le rendent dangereux pour eux-mêmes et leur entourage, et qui se résoudront avec les années – passées si vite – à l'attacher à un arbre, comme un chien à la niche, et à acheter sa docilité à coup de canettes de bière dont ils arrivent encore à s'amuser qu'il sache si bien les ouvrir et les jeter par-dessus l'épaule une fois vidées, comme un homme. Ils savent que s'ils le rendent à la jungle, il ne survivrait pas une semaine.
    
     Je franchis le cercle d'herbe rasée qui marque son territoire tracé par le périmètre de la chaîne et m'assois à côté de lui. Il pose son épaule contre la mienne, je peux sentir le poids et la puissance de ses muscles ; il tourne la tête vers moi et m'observe longuement. Hier, chez un autre expatrié de la région de Man, j'ai pu voir des singes plus petits, cette fois des macaques en cage, dont le regard, plus humain que celui des humains, m'a troublé. Celui du chimpanzé me perturbe tout autant. Je me sens coupable d'être de la race de ceux qui mettent les singes en cage ou au piquet. Je n'aime, depuis petit, que les animaux ; en vacances à la ferme, je passe tout mon temps en leur compagnie ; il n'y a pas si longtemps encore je voulais être vétérinaire ; depuis que l'on m'a appris que le métier impliquait d'euthanasier les animaux malades ou trop vieux, j'ai renoncé à ma vocation. Je le caresse, il me rend chacune de mes caresses, sur le dos, la tête. Je suis persuadé qu'il possède une conscience semblable à la mienne, qu'il sait qui je suis, ce qu'il est, quelle est sa situation : l'ennui et la détresse, la frustration, la liberté perdue, oubliée dans l'alcool, sous l'unique branche accessible de l'arbre et le pneu suspendu. Mes baskets l'intéressent plus que le reste de mes vêtements dont il a tâté longtemps la texture, il s'amuse à défaire les lacets, je les refais ; il les défait encore, il m'observe les refaire ; il les défait une nouvelle fois, et à deux mains il refait le nœud.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay