mardi 24 décembre 2019

Pars loin l'aventure est infinie - premières pages, suite







    Après avoir posé les valises et découvert les chambres, sans climatisation ni ventilateur, au mobilier sommaire et au lit équipé d'une simple moustiquaire, mon oncle nous emmène au village. Des habitants, plus curieux que d'autres, surtout des femmes et des enfants, nous suivent à quelques pas. Yédo, le boy de mon oncle, ne me quitte pas d'une semelle ; nous avons le même âge – quatorze ans – mais lui, vêtu d'un seul short, a déjà la stature d'un jeune homme athlétique aux muscles secs et saillants, alors que je dissimule mal sous une chemise flottante et un pantalon large qui me font transpirer l'embonpoint d'un adolescent occidental trop bien nourri. Il me sourit tout le temps, les filles qui nous suivent, des adolescentes de douze ou treize ans aux corps de femmes dont les reins cambrés et les seins dressés me troublent, n'arrêtent pas de rigoler en me regardant.
    
    Mon oncle soulève un rideau de toile pour nous faire pénétrer dans une case étroite où il est impossible de se tenir sans baisser la tête ; il salue un homme allongé sur une natte à même la terre battue ; il n'y a rien d'autre dans sa demeure, pas de table ni de chaise. Mon oncle parle en bété et l'homme soulève le drap, exhibant des testicules énormes, si gros qu'ils lui interdisent tout mouvement – s'il voulait se déplacer, il serait obligé de les mettre dans une brouette pour y parvenir, chacune de ses couilles devant peser quinze ou vingt kilos. Éléphantiasis des testicules, tranche mon oncle ; il nous montre ça pour illustrer le manque de médicaments dans la province, l'hôpital à plusieurs centaines de kilomètres de piste, l'absence de soins si l'on n'a pas d'argent, la corruption jusque dans le milieu médical, l'infirmier véreux qui réclame un bakchich avant de faire la piqûre, qui la fait dans le matelas si le patient n'a pas d'argent. Mon oncle n'est pas du genre à mettre en spectacle la misère pour sensibiliser les personnes sur les difficultés rencontrées en Afrique ; il préfère mettre en avant le positif, ce qui s'y réalise grâce à la bonne volonté combinée des Occidentaux et des Africains. Lorsqu'il revient en Normandie, tous les trois ans, et qu'il organise des soirées d'appel aux dons durant lesquelles il projette dans les maisons bourgeoises et dans les fermes des diapositives des missions étrangères, il sélectionne les images de ce qu'il a lui-même accompli avec les habitants du village, les projets qu'ils ont menés à bien, mais aussi la joie de vivre des enfants, la beauté des femmes ; il a remarqué que les sommes récoltées étaient beaucoup plus importantes que lorsqu'on représente le dénuement, la maladie et la mort, comme le font les associations caritatives larmoyantes. Mais là, nous sommes sur le terrain, il n'a aucune raison de nous cacher la réalité de ce qui est.
    
    Yédo m'emmène par un chemin de terre voir les arbres, les hévéas, les hibiscus, les frangipaniers dont les fleurs dégagent une odeur qui m'attire et m'écoeure, les filles nous suivent toujours ; la plus grande, qui fait cinq centimètres de plus que moi, vient à ma hauteur et me demande mon prénom, elle c'est Mayéni, elle a treize ans ; je réponds Frédéric, mais les deux r de mon prénom l'empêchent de le répéter correctement, tout comme Yédo ; durant tout le séjour, je m'appellerai Fédéic. Yédo déterre un tubercule de manioc, en gratte la peau et m'en fait goûter la chair ; je trouve ça amer, il m'explique que c'est la base de leur alimentation, plus que le riz qui ne pousse pas ici et qui est trop cher, on le pile pour en faire de la farine et on le cuit, cru c'est immangeable et l'on peut s'empoisonner ; entendant ça, je m'empresse de recracher ce que j'ai mâché, Yédo éclate de rire, il faut en manger beaucoup avant de mourir, continue-t-il de rigoler. Nous chassons les margouillats, les lézards qui se chauffent au soleil sur les troncs d'arbres, à coups de cailloux, nous nous mettons à courir, sans raison, pour le plaisir de courir, chose que je n'ai pas faite depuis l'enfance. Arrivé à la maison, essoufflé, je me fais disputer par mes parents et par mon oncle, tu étais où ? Qu'est-ce que tu foutais ? On t'a pas vu, on s'est inquiété, c'est le premier jour et toi tu disparais ? Je prends honte devant Yédo et les filles. Je comprends que je n'aurai pas de liberté pendant le séjour, comme je le redoutais, qu'un terrible ennui m'attend, coincé entre mon père, ma mère et mon oncle. Ce dernier ajoute, ne plaisantant qu'à moitié, avec tes cheveux longs et tes kilos en trop, on aurait pu te prendre pour une fille et t'enlever, tu n'as jamais entendu parler de la traite des blanches ?




Premières pages de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay
à paraître prochainement