Je
suis à l’Ouest et c’est moi qu’on appelle à l’aide.
J’entends leur appel au loin, je ne sais quoi répondre. J’écoute.
La même semaine, en l’espace de trois jours, tout le monde, pour
se plaindre, pour me parler de ses problèmes, de ses petits
malheurs, je me suis surnommé auprès d’Assia monsieur ça-va-pas,
Allô
? Monsieur ça-va-pas ? Ça va paaaaaaas…
Ma sœur de lait, qui est dans le Sud, elle renifle, elle a encore
des larmes dans la voix, elle vient de se disputer avec son mec, lui
bosse comme un fou, elle aussi, ils n’ont plus de temps pour eux,
ils viennent d’acheter une maison et ils s’engueulent à se taper
dessus. Mon ancienne voisine, ses petits problèmes sentimentaux, ses
amourettes de jeune fille indécise, ses peines de cœur, elle ne
sait pas qui choisir entre machin et machin, si elle est amoureuse ou
pas, ne sait plus où elle en est. Ben, de Berlin, sa copine lui
prend le chou. Il a quitté la France pour elle, sa famille et ses
amis, s’est installé à Berlin, a trouvé un super job dans la
pub, apprend l’allemand, et elle lui prend la tête, ils font déjà
chambre à part. Gros cafard. Estelle, dispute avec son mec, il lui a
dit que c’était fini, qu’elle était une enfant gâtée, qu’avec
elle c’était impossible, elle pleure au bout du fil, affolée,
Marc et Valérie viennent juste d’arriver pour dîner, Assia se
doute de qui c’est mais ne dit rien, je passe trois quarts d’heure
au téléphone à la consoler. Erwan, il est à bout, déprime
sévère, Telma encore, et il va certainement perdre son boulot. Il
va très mal, ne sait pas comment il tient, veut absolument me voir
cette semaine. Ils se sont passé le mot ou quoi ? Je n’ose
même plus décrocher le téléphone. J’ai, paraît-il, une rare
qualité d’écoute. S’ils savaient que la plupart du temps je ne
les écoute qu’à moitié, m’ennuyant ferme et ne me contentant
pour les réconforter que de ressasser des banalités. Je m’en
fous, de leurs histoires, celles qu’ils se racontent, celles qu’ils
me racontent, tout ce qui peut bien leur arriver. Revoir les amis est
devenu une épreuve tellement je m’ennuie en leur présence, je
suis à chaque fois obligé de boire pour arriver à m’intéresser
un tout petit peu à leur vie. Le boulot, les amours, les vacances,
c’est toujours pareil, ou pire encore, les histoires des autres,
celles qu’ils ont lues, qu’ils ont vues, qu’ils ont entendues,
qu’ils me racontent pour se donner l’impression qu’ils ont eux
aussi vécu quelque chose. Les films, les disques, les livres, le
monde en représentation, j’en ai assez ; la dose d’imaginaire
légal pour supporter le réel, ça suffit. La plupart se jettent à
corps perdu dans les histoires pour oublier la déprimante impression
qu’il ne se passe rien dans leur vie. Chaque jour, on devrait se
demander, que s’est-il passé dans ma vie ? Réellement ?
Qu’est-ce qui a changé ? De quoi me suis-je libéré ?
De quoi ai-je moins peur ? Me suis-je rendu meilleur ?
Qu’ai-je fait pour être moins soumis, moins bête et moins
abruti ? L’amour et la justice ont-ils progressé ? Il
n’y a que ça qui a du sens, il n’y a plus que ça qui
m’intéresse, la chance que vous avez pu avoir, comment vous vous
en sortez bien, ça ne m’intéresse pas ; les filles, le
boulot, l’argent, ça m’ennuie au plus haut point. Je n’écoute
plus que les personnes qui ont le courage de dire je
rate ma vie,
qui ont le courage d’écrire, je
rate ma vie, je passe à côté
et qui en la perdant la sauve. Marc lui au moins ne raconte jamais
d’histoires, les films il dit simplement va voir,
les disques, pareil, il faut que j’écoute sans rien savoir
d’autre. Est-ce un hasard ? lui aussi a l’impression de
rater sa vie. Pierre et Erwan passent leur temps à raconter des
histoires, des livres et des films presque en entier, je dois gueuler
pour ne pas qu’ils me racontent la fin ; quand je me résous à
lire ou à regarder ce qu’ils m’ont prêté, je m’aperçois
neuf fois sur dix que je connais l’histoire par cœur tellement ils
m’ont bassiné avec avant. Quand ce n’est pas leurs rêves, leurs
rêves ou leurs fictions, bref tout ce qu’ils n’ont pas vécu
directement. Ils ne sont même pas capables de lire sur mon visage
que je m’emmerde, que mon regard ne soutient pas le leur, que je
fixe le sol par dépit, non, ils continuent, et ensuite machin il a
fait ça, et puis après il s’est passé ceci, rien à foutre. Il
ne se passe plus rien dans nos vies depuis longtemps, j’essayai
d’expliquer ça au téléphone à Estelle, on s’est engueulé,
vraiment fort, sur le sujet, sur les attentats du onze septembre,
guerres ou non, rien n’a changé. Personne ne s’en rend compte,
on ne vit plus rien depuis longtemps, c’est pour cela que les
salles de cinéma sont pleines, que l’on boit de l’alcool ou que
l’on prend des drogues, que l’on part en voyages, que l’on
s’agite, qu’on gesticule, pour se donner l’impression qu’il
se passe quelque chose. Un moine au fond d'un cloître a une vie dix
fois plus intense que la nôtre. Il est au cœur du combat, il voit
les choses. Pas nous. Je suis en train de gagner, à force de ne pas
répondre aux mails, de ne plus décrocher le téléphone, de ne plus
rappeler personne, je me retrouve vraiment seul, au milieu de nulle
part. Assia est à mes côtés, mais avec elle aussi il ne se passe
pas grand-chose, je n’ose pas l’aimer, elle n’ose pas
s’attacher, on se joue notre petite comédie. À table, je n’ai
rien à dire, heureusement elle est bavarde, ça remplit. Écrire,
c’est apprendre à se taire, et ça, je le fais de mieux en mieux.
Je passe les journées seul, le téléphone ne sonne plus, la boite
aux lettres reste vide, je me sens bien.
Extrait de Contradictions, roman de Frédéric Gournay