Les
démarches visant à désamorcer la critique de notre société sont
multiples et diverses et celle consistant à taxer de ressentiment
celui qui la porte n’en est pas des moindres. Que l’on juge un
peu sévèrement les travers de notre temps, que l’on élève un
tant soit peu la voix contre l’inanité et la grossièreté de
notre époque, que l’on tente de s’opposer autant qu’il est
possible à l’état de fait, à l’ordre des choses – cette
fameuse « réalité » que l’on veut à tout prix nous
faire accepter –, bref, que l’on se mette en position de
refus par rapport à ce qui est,
et nous voilà immédiatement traité d’aigri, de jaloux, suspecté
illico
presto d’être
animé par le ressentiment et l’amertume. Insulte sociale par
excellence, le « critique » se voit marqué du sceau
suprême de l’infamie : C’est un raté,
dont le jugement ne dissimule que trop mal son âme amère et
concupiscente, un pauvre frustré, qui ne demande qu’à avoir sa
part de réussite et de reconnaissance. Comme si le dévoilement de
cette honteuse origine suffisait à lui seul à déconsidérer
totalement la critique ; comme si l’exhibition de cette
méprisable généalogie permettait de se dispenser d’affronter les
arguments de la critique.
Suivant
ce procédé, aussi vicieux qu’ancien, nul n’est épargné :
le critique littéraire est nécessairement
un écrivain raté ; le journaliste de cinéma est
obligatoirement
un cinéaste frustré ; et le pigiste en chroniques musicales
est forcement
un musicien contrarié. Tout ceci ne serait pas si grave si ce genre
de considérations douteuses en restaient là, mais le pire est que
ce genre de malhonnêteté intellectuelle (si on peut appeler ça de
la pensée) va pousser le vice jusqu’à s’étendre à tous les
domaines où la critique peut porter. Ainsi, la remise en cause de
l’organisation machiste de la société et de la misogynie provient
évidemment de femmes moches et délaissées ; la remise en
question du marché du travail est à coup sûr l’œuvre d’assistés
sociaux et de désœuvrés ; la critique de la répartition des
richesses ne peut-être que l’action de personnes pauvres et
marginales. À suivre cet étrange raisonnement, il n’y aurait que
les tops-modèles à être habilités à parler de la condition
féminine, que les personnes travaillant qui pourraient s’exprimer
sur l’organisation de la production, et que les riches qui feraient
autorité à parler d’argent. À ce compte, seules les personnes
bénéficiant des avantages d’un système auraient le droit de se
faire entendre de lui et d’avoir la charge des éventuelles
critiques le concernant. On voit bien à quel genre d’aberration on
est conduit lorsque l’on raisonne ainsi. Pourtant, le discours
tourne sur lui-même et ronronne : la remise en cause du groupe
et de ses valeurs ne saurait provenir de ceux qui n’en font pas
partie ou qui n’en ont pas leur part.
Ne
devons-nous pas considérer au contraire que les discours remettant
en cause des institutions, un ensemble de lois, de valeurs ou des
pratiques ne peuvent venir que de la bouche de ceux qui n’en
profitent pas ou qui en sont exclus ? Ceux qui profitent en
effet d’un état de faits ou de droits n’ont souvent aucun
intérêt à ce qu’il change. Et la critique émergeant de
personnes bénéficiant de tous les avantages d’un système n’est
la plupart du temps qu’une affreuse ironie ou un cynisme déplacé.
Proust écrit que l’on devient moral lorsque l’on est malheureux.
Il entendait par là critiquer la morale en exhibant son origine
indigne. Nous aimerions reprendre la sentence à son opposé et
affirmer au contraire que l’origine de toute morale, en tout cas de
son exigence la plus farouche, est toujours la souffrance, la
frustration, l’indigence, le manque, ou pour parler comme Bataille
l’insuffisance,
ou comme Blanchot « le
principe d’incomplétude. »
La souffrance – la sienne, ou celle des autres, ressentie ou
partagée – est toujours à l’origine de toute contestation
et donc de tout appel à la justice. On pourra objecter que réclamer
la justice pour soi est le contraire même de l’idée de justice.
Mais d’où peut surgir la légitimité de ces appels, ou de ces
cris, en dehors de la souffrance qui la fonde ? Si le
ressentiment est le fait de se souvenir des maux ou des torts que
l’on a subis, alors il n’est plus le sentiment condamnable dont
l’oubli est l’indispensable préalable au pardon, mais bien le
pathos
sur
lequel se fonde l’exigence de justice. Ainsi les « sans-parts »
comme les appelle Lazarus, sont la raison nécessaire et suffisante
de toute contestation, et même si souvent le discours formulé qui
soutient cette contestation n’est pas uniquement de leur fait,
c’est toujours du moins en
leurs noms
qu’il s’énonce.
Ce
sont donc bien les exclus qui sont les mieux placés pour avoir une
idée très précise de la communauté, de même que les sans-papiers
ont une conscience accrue de la notion de citoyenneté – que
nous avons trop souvent tendance à perdre de vue à force d’en
jouir sans en nous rendre compte – ; comme l’on peut
dire que ce sont les « malades » qui ont le meilleur
point de vue sur la santé – ou que les morts ont quelques
choses à apprendre aux vivants. Nous avons bien des choses à
apprendre des personnes qui n’ont
pas et qui ne sont
pas ; tous les sans
de toute sorte – les sans-papiers, les sans domiciles fixes,
les sans-emploi – mais aussi tous ceux qui sont insatisfaits
de leur existence, se débattant dans la secrète souffrance ou se
noyant dans le malheur sourd de l’indifférence. Il s’agit tout
simplement de ne pas laisser le monopole de la vérité et de la
parole aux individus vivants et bien portants, et qu’à défaut
d’obtenir justice, nous pouvons légitimement souhaiter par notre
amertume gâcher le goût et les saveurs autosatisfaites de leur
festin. Soyons donc méchants, ne laissons pas ceux qui ont réussi
nous dire ce qu’est la réalité.
Extrait de Textes en liberté, de Frédéric Gournay
recueil d'articles publiés sur le net et d'inédits,
à paraître prochainement
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aux éditions de L'irrémissible