mercredi 16 décembre 2015

Faux frère - Nouvel extrait







        Pierre a profité de l’absence d’Assia, partie dans le Sud voir ses parents, pour me faire manger du porc. Il sait pertinemment que depuis que je suis avec elle je n’en mange plus, non par conversion à l’Islam, religion d’origine d’Assia, ou par œcuménisme interconfessionnel, mais par respect pour elle simplement, pour pouvoir continuer à l’embrasser et à la prendre dans les bras quand j’en ai envie, sans être obligé après une assiette de charcuterie ou un filet mignon de me brosser les dents pendant dix minutes ou de respecter autour d’elle un cordon sanitaire de plusieurs mètres. Apprenant que j’étais célibataire pour quelques jours, Pierre n’a pas résisté au plaisir de m’inviter à déguster une palette demi-sel, dont la cuisson lente, à basse température au four pendant des heures, me vaut à mon arrivée chez lui un exposé emphatique. Que l’on puisse renoncer à un plaisir ou sacrifier son intérêt pour une personne, une croyance ou une idée est quelque chose que Pierre a du mal à comprendre. Après toutes les cochonneries qu’on a partagées tous les deux, enfin, comment peux-tu, du jour au lendemain, tout ça pour une fille, d’accord très jolie mais quand même. Il insiste, teste ma résistance, allez, goinfre-toi de groins, bidonne-toi de tripes, prends ton pied de pieds de porc, merde tu ne vas pas te renier, il m’en veut et se venge, comme un fumeur ou un alcoolique s’en prendrait à un nouvel abstinent, dans un mélange d’incompréhension et d'envie. Désolé Pierre, fini les rillettes ensemble, le pâté, la rosette, les terrines, le jambon cru, même la charcuterie halal ou casher ne me fait pas envie, que veux-tu. L’incrédulité l’étrangle, il surjoue des mains et du verbe l’exaspération, de même qu’il ne comprend pas, pas plus que Marc, qu’Assia ne boive pas une goutte d’alcool, ça doit cacher quelque chose, qu’on puisse s’amuser, rire et danser comme elle le fait, sans rien prendre, ce n’est pas normal. C’est nous qui ne sommes pas normaux Pierre, j’aimerais bien, quant à moi, arrêter de boire si c’était possible, et que les filles arrêtent de s’habiller si court, je comprends de plus en plus les Musulmans je t’avoue, les admire même, et trouve le port du voile très seyant, Pierre s’estomaque, ce n’est pas possible, tu déconnes, non je préfère pas t’écouter, tu te fous de ma gueule là. Avec Pierre, je peux soutenir que Primo-Levi est un nazi et Céline un grand résistant, il ne bronche pas, il reprend du fromage et du vin, je lui annonce que je renonce au porc et à l’alcool, à la concupiscence des autres femmes, et il s’étouffe dans un whisky. Il ne me soupçonnait pas une telle faiblesse de caractère, d’habitude ce sont les filles qui au contact de leur mec changent d’opinions et de discours, pas ses meilleurs amis. Que s’est-il passé en Thaïlande pour que je me renie à ce point ? Il s’est à peine intéressé à mon séjour, n’a montré de curiosité que pour l’hôpital et les souffrances, à quel point j’en avais chié, alors que la maladie ne s’est déclarée qu’à la toute fin du voyage ; le reste, le trek, les sites, les villes, les îles et les plages, aucune question, aucune envie de voir des photos ou de prendre des renseignements, ah si, ses parents parlent d’y aller en voyage organisé, quel coin leur conseillerais-je ? Doit-il mettre ça sur le compte de la complication au foie, avec les transaminases – ces enzymes qui indiquent le niveau d’inflammation hépatique – qui peinent à redescendre et qui m’interdisent de boire, ou de l’amour grandissant qui m’aveuglerait au point que je ne sache plus qui je suis ni d’où je viens ? Pierre se rassure au second whisky que j’accepte de prendre avec lui, convalescent mais pas impotent, constate-t-il, croyant mais pas pratiquant, précisé-je. Nous revenons à la peinture, à cette toile de lui que j’aimerais revoir, il expose bientôt, ça pourra se faire, que lit-il en ce moment ? Dos Passos, mouais, ah non, t’as pas le droit de dire du mal de Dos Passos, prévient-il inquiet, pas de subjectivité propre, multiplication des points de vue, le lyrisme à l’américaine, je préfère le communisme avec une âme de Céline, les Américains en sont restés au roman du dix-neuvième siècle, bêtement historique ou sociologique. Pour Pierre, le roman n’est que du dix-neuvième, c’est son invention, là où il naît, là où il meurt, dès Proust, c’est fini, avec Joyce, outrepassé. La passion revient avec le feu du whisky – je le payerai demain, les jours suivants, tant pis –, qu’il n’y ait pas de voix propre, de style singulier, voilà bien ce qui est attendu de nous, non ? Ce ne sont pas de Dos Passos dont nous avons besoin aujourd'hui, mais d’individus, de singularités, d’irréductibles étrangetés.

    La chienne déboule de la cuisine, le crochet de la porte qui contenait sa fougue n’a pas résisté, elle saute sur son maître, sur le canapé, tente de me lécher et de laper mon verre, vide d’un coup de langue le bol de cacahouètes posé sur la table basse. Pierre use d’une autorité sans effet, il s’attendrit de la moindre bêtise de sa chienne, s’en amuse et redouble le plaisir en racontant inlassablement les dernières, tu sais qu’elle prend peur de ses pets ?, à chaque déflagration rectale, elle baisse le train arrière et les oreilles, s’enfuit, ne revient que pour renifler ses pestilences, il rit, c’est son trésor, trouvé un soir de pluie en bas de chez lui caché dans un fourré, petit chiot trempé et geignant qu’il ne s’est pas résolu à remettre à un chenil dès le lendemain comme il en était convenu avec Corinne. Aujourd’hui c’est un monstre qu’il peine à tenir en laisse quand il le promène, qui lui coûte une fortune en croquettes et en vétérinaire – le prix de l’opération des ovaires lui reste encore sur l’estomac – et qui prend la place de Corinne dans le lit quand celle-ci part travailler. Je ne m’attendais pas de la part de Pierre à autant d’affection déplacée ; toute cette tendresse contenue pendant des années déversée d’un coup sur une bête à poil, ça fait un peu le cliché du misanthrope énamouré de règne animal, de vieille fille ou de veuve inconsolable, le chien-chien à sa mémère, la bonne excuse pour ne pas partir en vacances, ni trop loin ni trop longtemps, avec qui que ce soit. Corinne franchit le seuil de la porte, le visage asymétrique partagé entre le plaisir de sentir l’odeur d’un repas qu’elle n’aura pas à préparer et le désagrément de voir le meilleur ami de son compagnon assis dans le salon, dont elle se dit qu’elle devra supporter la présence une bonne partie de la soirée, si ce n’est la soirée entière, avec ses interminables discussions sur la peinture, la musique, la philosophie et la littérature auxquelles Pierre prendra largement part et qui empêcheront qu’il la rejoigne au lit lorsqu’elle sera trop fatiguée pour continuer à faire semblant de suivre une conversation menée tard dans la nuit à grand renfort de cafés et de digestifs. La bise est distante et le sourire bref, la semaine a été dure, elle pouvait s’attendre ce soir à avoir son homme pour elle seule, Pierre a dû la prévenir à la dernière minute, à moins qu’il ait oublié simplement de le faire. Entre la chienne et Corinne, et la table à mettre, la discussion devient moins aisée, as-tu eu des nouvelles de Marc, tu continues toujours la musique avec lui ?, ton père au fait, ça va comment ?, pauvre homme quand même. La palette fait son entrée comme un prince en cour, ah ! et oh ! d’admiration et de convoitise obligées, découpée et servie comme une viande consacrée, ruisselant du jus du sacrifice, le vin venant couronner la célébration. Pierre est ivre avant le dessert, longtemps je l’invitais chez moi il vomissait après le repas, buvant, mangeant et parlant trop vite, je devais passer sur son front un gant de toilette d'eau fraîche pour qu’il recouvre des couleurs et la parole. Chez lui avec Corinne il se tient mieux, il sait faire une pause à l’eau lorsqu’il sent l'équilibre ou les phrases vaciller ; il ouvrira plus tard une autre bouteille ou acceptera de bonne grâce de prendre un digestif pour faire honneur à son invité. Corinne durant le dîner n’a parlé que boulot, elle a été plusieurs fois dans la salle de bain écouter – un vendredi soir – les messages que son patron laisse sur son répondeur, un demi-fou la harcelant de demandes ahurissantes ou contradictoires mais incapable de se passer d’elle ; mon esprit n’a pas toujours suivi, ce n’était pas l’alcool mais l’ennui, je me suis perdu dans la contemplation des grandes toiles énergiques et lumineuses que Pierre a accrochées aux murs, de la série de celles qu’il a offertes à Ben et que ce dernier a mises en bonne place chez lui à Berlin. Au fait, as-tu été voir l’expo Basquiat à la fondation Vierny ? On ne va plus trop aux expos avec Corinne, je sais c’est con la peinture c’est fait pour être vu, c’était bien ? Que des grands formats, crayons gras sur acrylique, des couleurs très vives, franches, violentes, il y a tout chez lui : le primitivisme de l’enfant, du sauvage, la culture de la rue, l’art populaire, mais intégrés et digérés comme éléments picturaux, pas comme de simples revendications communautaires ; la magie des mots qui traversent les êtres et les villes, la pulsation de la musique, le jazz, le hip-hop, la lutte contre l’aliénation, le soul, la vibration des âmes en transit. The prayer, Never revenge, tu connais ces toiles ? Pierre fait signe désolé que non, il en a peint tellement en si peu de temps, et l’hommage à Warhol, la rose noire, la croix verte et jaune surtout, sublime, qui irradie ; le diable en costard-cravate, les auréoles, la Mère-sainte, La vierge noire à l’enfant, le Spike pour moi est une crucifixion.

    Pierre m’emmène dans le bureau poursuivre la conversation pendant que Corinne débarrasse, oh à propos de crucifixion, il tire d’une étagère un livre sur le suaire de Turin qui le passionne, ce n’est pas pour la dimension mystique, mais pour l’unicité de l’objet, en tant qu’œuvre précisément, avec le procédé de fabrication qui demeure mystérieux et qui n’a pas été répété depuis, c’est unique dans l’histoire de l’art, aux Beaux-arts il a travaillé sur l’épiphanie, c’est un sujet qu’il connaît. Sur l’étagère, à côté du trou laissé par la sortie du livre, il y a les six volumes de Corpus Christi, réédités à la suite de l’émission en série diffusée sur Arte, j’ignorais qu’il les avait lus ; ce qui l’intéresse, c’est toujours l’histoire, le contexte, ce qu’il y a autour, les diverses causalités à l’œuvre, économiques, politiques, culturelles, psychologiques, mais la parole du Christ elle-même, non, il ne l’a pas lue, ne l’a pas entendue, il ne peut en juger, je lui recommande de lire la Bible, oui quelques passages sont d’une grande poésie, le Cantique des cantiques par exemple c’est magnifique, mais lire tout, non, il ne s’en sent pas le courage. Il tire un autre ouvrage volumineux sur la peinture allemande contemporaine, avec Gerhard Richter qui l’a beaucoup influencé dans son travail sur les paysages et qu’il aime par-dessus tout, et Jonas Burgert qui l’impressionne et l’agace, tu te rends compte, il a notre âge, né la même année, c’est rageant, rarissime en peinture, Basquiat, oui ça fait partie des exceptions, Schnabel ? non lui c’est un faiseur, un manipulateur. Je m’étonne, son film sur Basquiat est bien pourtant, Pierre coupe, la peinture n’est jamais de l’image, mais tu as vu sa peinture ? son film ? Non, mais on m’en a parlé. Pierre se réjouit en tout cas de mon retour à la peinture, des expos que je vais voir avec Assia plus fréquemment que lui, c’est con que tu aies arrêté de peindre, idiot, je n’ai jamais commencé, oui c’est vrai, tu m’as fait beaucoup de bien quand tu as arrêté de dessiner. Corinne a terminé la vaisselle, elle a disparu dix minutes dans la chambre avant de nous rejoindre au bureau, elle s’assoit en retrait derrière moi, en face de Pierre ; très vite le regard de Pierre décroche du mien, les lèvres emmêlées, il se montre évasif, l’attention faiblissant, je jette un bref coup d’œil par-dessus l’épaule, Corinne ramène une cuisse sur l’autre, tire sur sa jupe, efface de sa bouche le sourire en coin qu’elle avait à l’instant, l’œil brillant. Elle vient de lui montrer la lisière de son bas, son porte-jarretelle, sa culotte, ou son absence de culotte, que sais-je, c’est week-end avais-je oublié, c’est baise, je suis de trop. Pierre écourte la conversation et propose de me raccompagner, au métro s’il y en a encore, quelle heure il est ?, ou à la station de taxis, pas de problème, il me l’offre. L’attention me touche, l’accepte tout en le dispensant de l’accompagnement à la borne. Ce n’est qu’une fois assis à l’arrière de la voiture qui me ramène à la maison où personne ne m’attend, que je réalise, l’argent de Pierre dans la poche, que je viens de me faire mettre dehors par mon plus vieil ami.





Extrait de Faux frère, roman de Frédéric Gournay
Paru aux éditions de L'irrémissible