mercredi 23 décembre 2015

Contradictions - Nouvel extrait








         J’ai dans les poches des cadeaux que je devais donner à Estelle depuis Noël. Cela fait des mois que l’on ne s’est pas vu, des semaines que l’on ne s’est pas téléphoné ; depuis que je suis avec Assia et qu’elle est avec ce mec plus âgé qu’elle, ça devient problématique pour nous de se voir. Lui pense qu’elle est encore amoureuse, que si elle me voit c’est comme si elle le trompait, que ça revient au même ; Assia, elle, ne veut rien savoir de ma vie d’avant, elle veut croire qu’elle est unique, qu’elle est la seule, qu’avec elle les choses sont plus intenses, plus belles. On a enfin réussi à bloquer un soir, en ce moment elle travaille beaucoup, elle a peu de temps pour elle, encore moins pour moi visiblement. Je prends la ligne de métro que j’ai prise pendant des années, je pourrais faire le trajet les yeux fermés ; les stations, les couloirs, la sortie sur l’avenue, avec le magasin de voitures à l’angle, l’horloge de la ville au-dessus, la grande rue à droite, la boulangerie au bout, puis la rue à gauche, les boutiques, la petite ruelle encaissée qui débouche sur une placette ouverte sur le ciel. Chaque lieu est investi d’un souvenir particulier, important ou anodin ; les endroits où l’on s’est embrassé, les restos où on allait, les commerces où on faisait nos courses, les bancs, les parcs, là où on s’est engueulé ou réconcilié. Ça me semble une autre vie, c’était une autre vie, qui ne reviendra pas même si je reviens ici. J’accélère le pas à mesure que j’approche, je m’aperçois que je suis impatient de la revoir, d’être à nouveau dans son regard, je veux pouvoir regarder comment elle me regardera, de la tête aux pieds pour voir si j’ai changé ; de quelle manière elle se tiendra, à quelle distance de moi. Il fait déjà nuit, j’arrive dans l’obscurité, comme un voleur ou un fantôme, il n’y a personne dans le quartier, je ralentis la démarche, je suspends l’instant, le temps de réaliser que je suis bien là, dans cette ville, devant cette porte, elle est derrière, elle doit lire ou faire ses affaires, m’attendre ou penser à autre chose. J’ai cru pendant des années qu’elle serait la femme de ma vie, que c’est à elle que je ferais des enfants, qu’on vieillirait ensemble, qu’on ne se séparerait jamais, je pensais que c’était possible, que ce ne serait pas glauque, pas sordide, pas médiocre, qu’on ne se ferait pas la guerre comme nos parents se la sont faite, qu’on ferait mieux qu’eux. 

    Je sonne. Je dois attendre de longues secondes, je l’entends monter l’escalier, elle ne presse pas le pas, elle m’ouvre. Elle se tient devant moi, à la fois victorieuse et un peu triste, radieuse et désolée. Elle sourit d’un sourire pâle, un peu retenu, on se fait la bise poliment, elle m’invite à entrer ; nous descendons l’escalier qui mène à l’étage du dessous, je regarde ce corps qui n’est rien du corps, qui n’a rien de corporel, c’est une grâce, une tenue un peu surréelle, c’est un autre rapport au monde. Elle a un peu forci, pris de bonnes épaules, un dos large, des bras sculptés, elle doit un peu trop pousser sur la fonte en ce moment ; elle a changé de coiffure, n’a plus ses longues tresses qui lui donnaient un air de princesse africaine, juste un défrisage, elle a l’air bien, peut-être un peu fatiguée. Je hume toutes les odeurs que je reconnais instantanément, je peux me les remémorer n’importe où rien que par l’imagination, les senteurs des plantes du salon, de la tapisserie, du bois et du liège, les effluves des produits d’entretien de la salle de bain, des placards, de la lessive et des assouplissants, le parfum sur son linge, l’odeur caractéristique de sa chambre. Rien, ou presque, n’a changé. Je m’assois à son bureau. On devait sortir, aller au restau, il est tard, elle est fatiguée, je dis que cela ne pose pas de problème, qu’on peut rester là, elle doit bien avoir des trucs à grignoter, je meurs de faim mais ne le lui dis pas, on va passer tranquillement la soirée au calme, à discuter. Elle remonte à la cuisine me préparer un plateau. Je la trouve un peu distante comme elle sait l’être, sans que cela ne se voit trop, juste assez pour le sentir sans pouvoir le lui reprocher. J'observe le lit, où il a dû se passer d’autres choses depuis moi, les livres, la bibliothèque prête à exploser, des piles entassées sur les côtés, les placards qui débordent de fringues, les dossiers posés à même le sol. Je m’y sens un peu à l’étroit, pas vraiment à ma place. J’attends, j’hésite à me lever pour aller la rejoindre, je ne sais plus comment être, je suppose qu’elle non plus. 

    Elle revient avec un plateau de gâteaux apéritifs, de charcuterie, de pain et de desserts, de chocolat. Pas de bière ou de vin. Elle s’assoit en tailleur sur son lit, mange un steak haché cru au couteau pour ses protéines. Je mange sur un bout de table, elle sur son lit. Je grignote à peine la moitié du plateau, tout me paraît dégueulasse, rien ne passe. C’est trop salé et trop sucré. Je lui donne les cadeaux, des compilations que j’ai faites, avec les nouveautés du moment, drum&bass, hip-hop, rock ou techno, j’ai fait aussi les jaquettes, en papier-cadeau rouge et or, avec imprimés dessus des sapins, des guirlandes et des cœurs. Evidemment, ça ne fait plus le même effet. Elle n’a rien pour moi. Elle me remercie, les pose, ne met aucun des CD dans la platine, m’invite à m’asseoir si je le désire sur le bout de son lit, elle calée bien au fond. Elle parle de sa fatigue due à son travail, de petits soucis de santé qu’elle ne détaille pas pour m’inquiéter un peu et pour s’excuser de la méforme. Elle parle de son boulot, dans son centre de prévention thérapeutique contre le suicide des jeunes, elle me fait part de son ras-le-bol du social, de son écœurement. Après les enfants handicapés, après la prison, après les toxicos, elle est écœurée des personnes qui bossent dans le social, de leur immaturité, de leur inconséquence, elle ne veut plus en entendre parler du social, il n’y a que des relations malsaines ; de véritables enfants qui s’occupent de la souffrance des autres sans même savoir ce que c’est, qui n’ont pas une seule seconde la moindre idée de ce que ça peut être de souffrir ; des psychologues pervers, des individus littéralement incompétents, qui se servent du malheur des autres pour se construire une carrière ; le social c’est de la merde elle me dit, ça pue, il faut qu’elle respire ça tous les jours, ça lui donne des nausées, réelles, les problèmes de santé, c’est lié à ça, l’envie de vomir pour de vrai, toutes ces personnes qui ne sont que dans la séduction ou la prise de pouvoir. Et c’est à eux qu’on confit les êtres en détresse. Je la retrouve bien là, aussi critique et insatisfaite que moi, jamais dans les complicités de groupe ou dans les lois du clan. 

    Elle demande des nouvelles de mon père, je lui parle des infirmiers qui ne savent même pas mettre un coussin à huile dans le bon sens, qui passent leur temps à fumer des clopes et à boire du café en salle de pause, shootés eux-mêmes aux médocs, autant que les patients, si ce n’est plus, tout aussi impotents, pas capables d’effectuer le moindre soin correctement, de faire manger les malades ou seulement de les écouter. Les patients sont obligés de s’aider entre eux, de faire comme ils peuvent ; je lui raconte que l’autre jour, deux ambulanciers sont venus chercher mon père à l’hôpital pour l’emmener passer la journée du dimanche avec nous à la maison, comme tous les dimanches ; ils l’ont soulevé devant moi comme des brutes, sans même avoir vu qu’il était sanglé, le fauteuil est venu avec, mon père a crié. J’ai cru devenir fou. Ils l’ont allongé dans l’ambulance n’importe comment, je suis monté avec lui à l’arrière, je l’ai arrangé comme j’ai pu, ils ont pris la route, ils se sont tapés une bourre à cent-dix sur une avenue limitée à cinquante, je n’en croyais pas mes yeux, je regardai incrédule le compteur. Je ne pouvais rien dire, je ne voulais pas que mon père s’aperçoive qu’il était pris en charge par des bras cassés, c’est tellement dur de trouver des ambulanciers le dimanche, je ne pouvais pas non plus me permettre un esclandre avec ces deux abrutis au milieu du carrefour. Heureusement, on n’habite pas loin. Peu de temps après, mon frère me raconte qu’il a vu les deux ambulanciers au comptoir du bar en train de boire demi sur demi. Je n’ai jamais appelé les flics de ma vie, mais là, j’aurais vraiment aimé qu’on leur retire sur-le-champ permis et licence, qu’ils changent de métier, qu’ils apprennent à transporter des meubles ou des poubelles, pas des personnes. Je lui explique que c’est ça qui me rend dingue, qu’on ne peut rien faire contre ça, on est dans la demande, on dépend de ces personnes, on n’a souvent pas le choix, et on est obligé de se la fermer, sinon c’est le conflit perpétuel, on s’inflige plus de mal qu’on en fait et les choses n’avancent pas. On est d’accord, le social, c’est n’importe quoi, personne n’est responsable de personne, les êtres qui s’occupent des êtres en difficultés sont encore plus en difficultés, immatures et irresponsables, ne sont même pas capables de gérer le plus élémentaire du quotidien alors que nous nous devons faire face à l’ingérable. On se retrouve tous les deux dans nos colères, nos révoltes, à défaut d’amour on partage nos haines et nos dégoûts, le monde du travail, le monde tout court, tel qu’il est, les personnes telles qu’elles sont. Du fond du lit elle m’écoute, part parfois dans ses pensées, je le vois, je continue les grandes explications, que le monde soit imparfait, que les choses ne marchent pas, ce n’est pas si grave, ce qui est grave c’est que le progrès y semble impossible, que l’on semble ne rien pouvoir y changer. Les individus reproduisent ce qu’ils ont subi, les pédophiles sont des enfants abusés. 

    On se calme peu à peu, on revient sur nous, on ne va quand même pas s’étendre indéfiniment sur la misère du monde, il y a nous, ce qu’il en reste. Elle avoue un peu gênée que si elle repoussait comme ça le rendez-vous, si elle ne trouvait jamais le temps de me voir, c’est qu’elle n’y tenait pas vraiment, par respect pour son mec, qu’elle avait effectivement l’impression de tromper. Elle a une histoire qui marche bien, elle ne veut pas la mettre en péril. Elle a peur qu’il l’apprenne d’une manière ou d’une autre, qu’il le devine. J’accuse le coup, très bien, je lui dis il faut respecter, si Assia apprenait que j’étais là, elle tirerait sûrement la gueule, c’est sûr, il faut se mettre à leur place, on doit respecter, si tu dis ça, c’est que tu dois être vraiment amoureuse, je suis vraiment heureux que ça marche. Intérieurement tout s’effondre, je crois que je pourrais en pleurer, pas devant elle mais je le pourrais. Dix ans que l’on se connaît, sept ans ensemble, deux ans à maintenir le lien, et elle me reçoit un soir tard sur un coin de table, sur un bout de lit, pour me dire qu’elle préférait ne pas me voir, parce que ça gêne son mec. On parle du social, de la médiocrité des sentiments, des petites vies mesquines, et on en est là, à faire des calculs de précautions pour ne pas mettre une histoire en péril. Je me lève, feins de n’être pas trop affecté, je joue moi aussi le grand garçon responsable, à trente ans on finit par y arriver, à bien faire semblant, oui c’est plus sage, on se reverra quand même, mais plus tard, bien-sûr. Elle s’aperçoit de la maladresse, essaye de rattraper le coup mais je suis déjà sur le palier, je l’embrasse sans tendresse, la félicite encore pour sa relation, prétexte les métros rares à cette heure-ci. 

    Je repars sans avoir entendu la porte se refermer. Je me sens mort, assassiné. Je ne suis pas seul, je le sais, j’ai Assia, mais c’est encore pire, je ne vois pas comment je pourrais de nouveau avoir envie de construire quoi que ce soit. Construire, ça ne conduit nulle part, comme faire des choses, c’est un énervement stérile, un agacement, c’est se débattre, pour revenir au même, sans avoir rien appris, si ce n’est la déception et mille tristesses. L’amour, l’amitié, on croit que c’est important, et puis soudainement, plus rien, la distance, l’indifférence. On perd de vue l’un, on se fâche avec l’autre, ça ne comptait pas tant que ça, on vit très bien sans, autant que l’on puisse bien vivre sans rien. Je retourne à la pénombre et au silence, les yeux brouillés de larmes, la tête remplie de pensées sombres, j’assisterais à mon enterrement que je ne ferais pas une autre tête. Je viens de perdre ce soir le dernier lien, plus rien ne me retient, je sais maintenant pourquoi je m’attachais tant à elle, elle a toujours représenté l’image que je me faisais de la vie idéale, à l’image de l’idéal, que l’on ne peut atteindre que par instants, et jamais complètement, au-dessus des choses et du monde, éternellement insatisfaite, ne s’habituant à rien, en demandant toujours plus et n’écoutant personne. Cette fille n’a jamais plié devant moi. Elle ne m’a jamais dit oui juste pour me faire plaisir. Assia, c’est tout le contraire, c’est l’image de la vie simple et évidente, où tout va de soi, celle que l’on prend sans se poser de questions, dans le plaisir et la jouissance. Elle ne dit jamais non, son désir semble sans fin. Pour le moment c’est très bien, mais combien de temps tiendrai-je sans idéal ? Ce monde est impossible, on ne peut y vivre, rien ne s’y incarne, ce ne sont que fausses vies et comédies d’existences. Autant rester seul, je veux être seul, je finirai ma vie seul, il faut se suffire à soi-même, se prêter aux autres et ne se donner qu’à soi-même, je n’ai pas choisi la philosophie pour rien, l’ascétisme, la solitude, l’ataraxie, le renoncement, le stoïcisme, je connais tout ça, je suis bon pour me faire moine, entré en littérature comme en religion, autant entrer directement en religion, maudire ce monde, ne rien vouloir y faire qu’y prier vainement, ne lui trouver aucun plaisir qui vaille la peine qu’on y retourne, qu’on veuille que cela revienne. J’ai assez vécu, assez connu, l’amour, l’amitié, les voyages, l’agitation, le travail, le pouvoir, l’argent, je sais tout ça, les trahisons, les déceptions, la fatigue, le renoncement, j’en ai assez pour en écrire des tonnes et plus encore pour renoncer à écrire. Je sais me satisfaire de peu, je vis comme un ermite depuis trois ans dans ma tour au cinquième étage dans une impasse, je ne m’attache plus à rien ni à personne, trouve tous les films et tous les disques inconséquents, trouve les amis inconséquents, même la famille me pèse, je ne suis d’accord avec aucun d’eux, chaque sujet abordé pourrait être pour moi un sujet de dispute ; j’ai appris à me taire aux repas de famille, je ne participe même plus aux discussions, je fais mine de m’occuper de mon père ou de mes nièces pour ne pas avoir à donner un avis. Aucune activité salariée ne trouve d’intérêt à mes yeux, le journalisme moins qu’une autre, l’argent m’indiffère, les pays étrangers ne m’attirent plus ; mes amis ne me parlent que de leur boulot, mes amis viennent se plaindre chez moi qu’ils payent trop d’impôts, mes amis ne me parlent que de partir, mes amis ne sont plus mes amis. Assia m’invite à Lisbonne pour mon anniversaire, ça fait des semaines que je trouve différents prétextes pour ne pas y aller, Lisbonne ou ailleurs, c’est du pareil au même, je ne sais quoi répondre, ça part d’une bonne intention, je n’ose pas lui dire que je m’en fous. Que tout cela, le boulot, l’argent, les voyages, me paraissent être des subterfuges pour ne pas voir l’essentiel, ce qui est là. Sous nos yeux mais caché. Les choses sont ici. Je me ballade avec des cadeaux pleins les poches et c’est Noël pour personne.



Extrait de Contradictions, roman de Frédéric Gournay
Paru aux éditions de L'irrémissible
http://www.frederic-gournay.com