A
priori sympathique, ce projet d’une taxe mondiale sur la
spéculation qui veut prendre aux riches pour donner aux pauvres
pourrait avoir des effets désastreux sur l’économie des pays en
voie de développement. Surtout, elle ne pourrait être qu’une
hypocrisie supplémentaire, la énième mesure cynique d’Occidentaux
désireux de se donner bonne conscience à peu de frais.
L’idée
semble excellente et tout à fait louable. Imaginée par le prix
Nobel James Tobin au début des années soixante et reprise il y a
deux ans par Le
Monde diplomatique,
elle propose de « moraliser » les marchés financiers et
surtout les marchés de changes (autrement dit la spéculation sur
les monnaies) en taxant toutes ses transactions de 0,1%. Deux effets
bénéfiques à ce faible impôt boursier : il permet d’abord
de limiter les circulations de capitaux indésirables qui « jouent »
avec les monnaies de pays économiquement les plus vulnérables (plus
fréquentes, elles seraient plus « taxées »), ensuite de
tirer un profit substantiel de ces échanges, estimé à quelques 150
milliards de dollars par an, que l’ont pourrait précisément
redistribuer à ces pays pour leur développement. Quand on sait que
le Sommet de Copenhague avait chiffré à 125 milliards le coût d’un
programme d’éradication de la pauvreté dans le monde…
Les
uns contre les autres
Les
différentes crises économiques graves de ces dernières années et
les conséquences aussi dramatiques que concrètes qu’elles ont
eues sur les populations d’Amérique du Sud ou d’Asie du Sud-Est
ont en effet mis à mal le principal dogme du néo-libéralisme – à
savoir que la liberté totale des mouvements de capitaux engendrerait
la prospérité universelle – et ont en fait douter plus d’un,
y compris jusqu’à Davos. La taxe Tobin apparaît donc depuis
quelque temps comme la solution parfaite, réclamée autant par
l’extrême gauche que par des États ou des banques soucieuses de
leur « responsabilité citoyenne » (on a vu ainsi la
création de « sicav-éthiques. ») Anciens marxistes et
néo-libéraux n’ont eu aucun scrupule à se retrouver ensemble sur
l’idée. Peu importe que les boursicoteurs se mettent à appeler de
leurs vœux une volonté politique commune pour mettre en place une
telle taxe au niveau international, ou que les gauchistes en
appellent à l’économie de marché pour résoudre un problème
politique. Non-interventionnistes et étatistes se retrouvent
finalement main dans la main. De vrais mondialistes, en somme.
L’aumône
Monseigneur…
Non
seulement il est surprenant de voir des personnes décriant
l’économie de marché attendre d’elle qu’elle apporte des
solutions (et finalement reprendre l’argumentaire principal de
leurs ennemis qui consiste à soutenir que plus le gâteau est gros
et plus les miettes seront conséquentes), il est également drôle
de voir ces néo-libéraux se découvrir soudainement une conscience
morale et politique. Mais que les uns finissent par légitimer une
pratique en voulant la taxer (comme l’État français légitime la
prostitution en imposant les prostituées sur leurs revenus …) ou
que les autres rentrent en contradiction avec eux-mêmes (l’économie
ne s’épanouit que si elle est libre ; il faut la contrôler),
là n’est pas le plus déconcertant. Le plus troublant dans cette
affaire est ce curieux regard qu’ils partagent sur la « misère. »
La
charité plutôt que la justice
Paternalistes
ou néo-colonialistes, ces Occidentaux s’accordent à remédier à
la misère par une vulgaire obole qui devrait suffire à résoudre
tous les problèmes, que ce soient la pauvreté, le sida,
l’illettrisme, etc., et à déposséder ainsi les gouvernements de
leurs responsabilités politiques. Le problème étant purement
économique, la solution doit l’être aussi. On jette des pièces,
on détourne les yeux et finie la culpabilité. Qu’importe les
causes, ou que le remède soit pire que le mal, l’essentiel est de
se donner une bonne conscience à 0,1%. Pourtant, on le sait
depuis longtemps, l’aide financière n’offre aucune solution
durable à des problèmes structurels, elle est même parfois
dangereuse (on en a eu l’exemple avec les surplus de productions
céréalières américaines inondant « généreusement »
l’Afrique et faisant s’effondrer l’économie locale) et surtout
elle légitime une situation qu’elle prétend combattre en la
promouvant. Enfin, n’oublions pas que ces pays la plupart du temps
ne réclament pas l’aumône, mais exigent des rapports économiques
Nord/Sud plus équitables. « Trade
but not aid »
est d’ailleurs leur devise. Ce n’est pas la panacée à l’horreur
économique, mais c’est toujours mieux que l’« Aid
but not fair »
de la taxe Tobin.
Extrait de Chroniques des années zéro de Frédéric Gournay
à paraître prochainement aux éditions de l'Irrémissible