J'ai
aimé, combattu et finalement rejeté l'Église catholique et, depuis
qu'elle a perdu tout pouvoir sur moi, j'en viendrais presque à
l'aimer à nouveau. Longtemps je l'ai considérée comme une plaie
ouverte, et je la comparais à une de ces vieilles prostituées que
l'on traite avec dédain. Je menais contre elle une guerre secrète,
refusant les privilèges qu'elle voulait m'offrir. Cela a fait de moi
un mendiant — mais un mendiant plein de dignité. Maintenant,
n'étant plus chrétien, je préfère accorder à cette Église de
nouveaux usages incongrus plutôt que l'anéantir. Elle n'est jamais
qu'une forme supérieure de la folie humaine, faite d'obscurs
fragments de vérité, que seul un artiste laïque est capable de
comprendre et de révéler.
Si on
me demande quand j'ai quitté l'Église, je réponds : « C'est à
elle de le dire. »
Quant
à la religion réformée, je reste indifférent aux avances qu'elle
me fait. Son rituel me paraît amorphe, et la liberté qu'elle
revendique n'est qu'une pensée désordonnée — reproche dont on ne
peut accabler le catholi cisme. Les protestants s'élèvent
systématiquement contre la beauté exubérante, le faste, l'art et
toutes choses qui donnent un sens à la vie. C'est vrai : de par mon
esprit aristocratique, mon goût de l'ordonnance et ma ferveur
esthétique, je n'ai que des vertus propres aux catholiques.
Je
n'aime pas les grands mots qui rendent si malheureux ; aussi ai-je
toute forme de nationalisme et de politique en horreur. L'histoire
des peuples est un cauchemar dont je voudrais m'éveiller, moi qui ne
crois ni à la moralité des gagnants, ni à l'innocence des
opprimés.
Je
lis beaucoup et beaucoup trop vite, avec avidité, mais je sais tirer
parti du peu dont je me souviens. Je m'inspire de tout, y compris du
journal intime que tient Stanislaus, et je passe des heures à
consulter le dictionnaire étymologique, à faire des provisions de
mots, au hasard, dans les boutiques, sur les affiches ou dans les
journaux. Je les relis à haute voix jusqu'à ce qu'ils perdent toute
signification et se transforment en pures notes de musique. Comme
William Blake et Arthur Rimbaud, j'intervertis les voyel les de façon
à former des cris nouveaux. Les gens ignorent la valeur de tous ces
mots qu'ils emploient avec désinvolture. Souvent, je reste tétanisé
en écoutant la plus banale de leurs conversations.
Frédéric
Pajak et Yves Tenret
Humour – Une biographie de James Joyce
PUF, 2001.
Humour – Une biographie de James Joyce
PUF, 2001.