mercredi 7 octobre 2015

Humour - Extrait







       J'ai aimé, combattu et finalement rejeté l'Église catholique et, depuis qu'elle a perdu tout pouvoir sur moi, j'en viendrais presque à l'aimer à nouveau. Longtemps je l'ai considérée comme une plaie ouverte, et je la comparais à une de ces vieilles prostituées que l'on traite avec dédain. Je menais contre elle une guerre secrète, refusant les privilèges qu'elle voulait m'offrir. Cela a fait de moi un mendiant — mais un mendiant plein de dignité. Maintenant, n'étant plus chrétien, je préfère accorder à cette Église de nouveaux usages incongrus plutôt que l'anéantir. Elle n'est jamais qu'une forme supérieure de la folie humaine, faite d'obscurs fragments de vérité, que seul un artiste laïque est capable de comprendre et de révéler.
Si on me demande quand j'ai quitté l'Église, je réponds : « C'est à elle de le dire. »
Quant à la religion réformée, je reste indifférent aux avances qu'elle me fait. Son rituel me paraît amorphe, et la liberté qu'elle revendique n'est qu'une pensée désordonnée — reproche dont on ne peut accabler le catholi cisme. Les protestants s'élèvent systématiquement contre la beauté exubérante, le faste, l'art et toutes choses qui donnent un sens à la vie. C'est vrai : de par mon esprit aristocratique, mon goût de l'ordonnance et ma ferveur esthétique, je n'ai que des vertus propres aux catholiques.
Je n'aime pas les grands mots qui rendent si malheureux ; aussi ai-je toute forme de nationalisme et de politique en horreur. L'histoire des peuples est un cauchemar dont je voudrais m'éveiller, moi qui ne crois ni à la moralité des gagnants, ni à l'innocence des opprimés.
Je lis beaucoup et beaucoup trop vite, avec avidité, mais je sais tirer parti du peu dont je me souviens. Je m'inspire de tout, y compris du journal intime que tient Stanislaus, et je passe des heures à consulter le dictionnaire étymologique, à faire des provisions de mots, au hasard, dans les boutiques, sur les affiches ou dans les journaux. Je les relis à haute voix jusqu'à ce qu'ils perdent toute signification et se transforment en pures notes de musique. Comme William Blake et Arthur Rimbaud, j'intervertis les voyel les de façon à former des cris nouveaux. Les gens ignorent la valeur de tous ces mots qu'ils emploient avec désinvolture. Souvent, je reste tétanisé en écoutant la plus banale de leurs conversations.




Frédéric Pajak et Yves Tenret
Humour – Une biographie de James Joyce
 PUF, 2001.