« Voyager
(bien que ce soit un triste plaisir) est encore la plus tolérable
chose de l’existence, puisque tout est impossible ici-bas, l’art,
l’amour, l’argent, tous nos rêves, tout ce qu’on désire. »
(Lettre à Aglaé Sabatier, 4 décembre 1859.)
Flaubert
n’aimait pas la vie. À vrai dire, peu de choses trouvaient grâce
à ses yeux, ni la vie, ni l’amour, encore moins son époque et ses
contemporains. Seuls l’amitié et le voyage semblent l’avoir
sorti un temps — avec la littérature — de son dégoût
irrévocable pour l’existence. En 1849, alors qu’il se cherche
encore en tant qu’écrivain, il entreprend avec son ami Ducamp un
long voyage à travers l’Égypte, la Palestine, Rhodes, l’Asie
Mineure, Constantinople, la Grèce et l’Italie. Il y expérimentera
un autre rapport à l’espace, au temps et au corps qui bouleversera
son projet d’écriture.
Flaubert
faillit bien ne jamais quitter sa Normandie natale, ses habitants
rougeauds, ses vaches nonchalantes et ses bocages fleuris. Jeune
homme solitaire, casanier, un brin timoré, dernier fils surprotégé
par sa mère et trop bien nourri, il n’a pas exactement le profil
de l’aventurier prêt à parcourir le monde. Sujet à des crises
d’épilepsie, dont une provoqua un accident en carriole qui manqua
de lui coûter la vie, il a dû renoncer à ses études de droit à
Paris pour se consacrer tout entier à la carrière d’écrivain
qu’il s’est juré, loin de toute mondanité, d’embrasser. Mais
à vingt-sept ans passés, reclus dans la demeure familiale de
Croisset, c’est encore un velléitaire mélancolique qui aspire à
la grande œuvre tout en se dépitant de son talent. Quelques textes
sans importance, une Tentation
de saint Antoine
ratée, quelques déplacements ici ou là en France et en Italie et
surgit la possibilité d’un périple de dix-huit mois avec son ami
Maxime Ducamp pour le compte des ministères de l’Instruction
publique et du Commerce, une « mission »
— lui aux carnets de notes, Ducamp à la photo — qui
les emmènera de l’Afrique au Moyen-Orient durant un périple d’un
an et demi. Sans le savoir, ce voyage faisant resurgir ses rêves
d’enfants les plus enfouis fera de lui, enfin, un écrivain.
Franchement,
c’était chouette
C’est
d’abord l’Égypte. Le Caire, le souk, la chaleur du climat et des
hommes, le Nil en bateau. Le temps et l’espace se dilatent,
Flaubert le blasé s’éveille ;
les formes et les couleurs se révèlent à lui dans une orgie de
sens perpétuelle. Sa physionomie change rapidement, la métamorphose
est en cours, un autre usage du corps l’attend. Le Normand empoté
se transforme peu à peu en baroudeur des sables. Il écrit à sa
mère, « Le
soleil s’est enfin décidé à me culotter la peau, je passe au
bronze antique (ce qui me satisfait), j’engraisse (ce qui me
désole), ma barbe pousse comme une savane d’Amérique. »
Il découvre le désert, tombe en adoration, les hommes y sont rares,
le spectacle absolu, le misanthrope de Croisset s’y sent comme chez
lui ;
ce sont les courses à cheval à travers les dunes (« nous
dévorions l’espace »),
les pyramides (« franchement,
c’était chouette »),
les rives de ce fleuve « cocasse
et magnifique »
qu’il voit plus vertes que la campagne normande. Ce sont surtout
les habitants, les Bédouins, qu’il trouve très gais, « les
meilleurs gens du monde. »
Il apprécie leur hospitalité, s’entraîne à leurs mœurs avec
plus ou moins de bonheur. « À
votre arrivée, le sheik chez lequel vous logez fait tuer un mouton,
les principaux du pays viennent vous faire une visite, et vous baiser
les mains l’un après l’autre. On se laisse faire avec un aplomb
de grand sultan, puis on se met à table, c’est-à-dire le cul par
terre tous en rond autour du plat commun, dans lequel on plonge les
mains, déchiquetant, mâchant et rotant à qui mieux mieux. C’est
une politesse du pays, il faut roter après les repas. Je m’en
acquitte mal. En revanche je pète beaucoup et vesse encore plus. »
Derrière des récits encore empreints d’un certain esprit colonial
apparaît chez Flaubert une estime grandissante pour les peuples
arabes et un mépris toujours plus affiché de toute forme
d’ethnocentrisme européen (il ne manque d’ailleurs jamais dans
son abondante correspondance une occasion de railler leurs
représentants en France, tel que Béranger). Les autochtones
d’Afrique du Nord ne veulent toujours rien entendre des vérités
bourgeoises et catholiques enseignées — de gré ou de force —
par le Vieux Continent ?
Cela le ravit et l’enthousiasme pour la suite de ce prétendu
voyage d’études.
Si
j’eusse baisé
Écrire ?
Travailler ?
Rien n’est plus assommant en voyage. Flaubert préfère se laisser
aller, contemple plus qu’il ne réfléchit, regarde sans juger.
« Les
premiers jours je m’étais mis à écrire un peu, mais j’en ai,
Dieu merci, bien vite reconnu l’ineptie. Il vaut mieux être un
œil, tout bonnement. »
Mais déjà se révèle dans le regard distancié l’étrange
rapport qu’entretient Flaubert avec la vie. Il arrive à Keneh,
dans le « quartier
des garces »,
là, de magnifiques
« négresses »,
larges habits au vent, colliers brillants et parfums entêtants
l’interpellent languissantes, « leurs
dents blanches luisent sous leurs lèvres rouges et noires ;
leurs yeux d’étain roulent comme des roues qui tournent. »
Il hésite, se laisse tenter, puis se ravise. Il explique plus tard
dans une lettre à son ami Louis Bouilhet sa surprenante démarche
esthétique. « Je
me suis promené en ces lieux et repromené, leur donnant à toutes
des batchis, me faisant appeler et raccrocher, elles me prenaient à
bras le corps et voulaient m’entraîner dans leurs maisons… Mets
du soleil par là-dessus. Eh bien !
je n’ai pas baisé (le jeune Ducamp ne fit pas ainsi), exprès, par
parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire
qu’il restât plus profondément en moi. Aussi je suis parti avec
un grand éblouissement, et que j’ai gardé. Il n’y a rien de
plus beau que ces femmes vous appelant. Si j’eusse baisé, une
autre image serait venue par-dessus celle-là et en aurait atténué
la splendeur. »
C’est là tout Flaubert, observant, recueillant, saisissant la
sensation à vif, mais avec le recul nécessaire, comme en retrait,
pour mieux la retranscrire après coup. Flaubert serait-il un voyeur
impuissant ?
Incapable de vivre les choses — comme le voudrait plus ou
moins le cliché populiste à l’égard de tout écrivain —,
ne s’intéressant à elles que pour autant qu’elles se laissent
raconter à travers l’écriture ?
On en est loin. « Je
n’ai pas toujours mené avec moi un artistisme si stoïque. À
Esneh j’ai en un jour tiré cinq coups et gamahuché trois fois. Je
le dis sans ambage ni circonlocution. J’ajoute que ça m’a fait
plaisir. »
On
voit avec lui que le problème n’est pas de faire ou de ne pas
faire, de vivre ou non les événements dont on parle, mais bien
plutôt de savoir se placer à la bonne distance, afin de pouvoir
restituer telle quelle la vérité de la sensation première. En
littérature, la justesse de la transcription sensible, sans égard
pour des principes quels qu’ils soient — idéologiques ou
moraux — relève d’une justice esthétique supérieure, qui
dépasse toutes les autres. À Mouglah il note :
« Dans
les environs du Golfe de Cos, Maxime s’est fait polluer par un
enfant (femelle) qui ignorait presque ce que c’était. C’était
une petite fille de 12 à 13 ans environ. Il s’est branlé avec les
mains de l’enfant posé sur son vit . »
Des
intensités rêveuses infinies
Flaubert
découvre donc un autre temps, celui du voyage, élastique et
fluctuant, s’ouvre à des espaces sans cesse renouvelés,
expérimente un autre usage de son corps, tantôt contemplatif,
tantôt actif et réactif, entrevoit d’autres systèmes de valeurs
radicalement différents, relativise le sien, bref, se perd dans
l’Orient pour mieux retrouver son Nord intérieur. Une remise en
cause sentimentale va même le traverser l’espace d’une nuit.
Lui, le solitaire, l’ours, incapable d’aimer, ne croyant pas à
ce sentiment vulgaire et surfait, doute au petit matin dans les bras
d’une prostituée. Pas n’importe laquelle, c’est Kuchuk-Hanem,
une courtisane célèbre de Esneh, qui l’envoûte littéralement.
« C’est
une impériale bougresse, tétonneuse, viandée, avec des narines
fendues, des yeux démesurés, des genoux magnifiques, et qui avait
en dansant de crânes plis de chair sur son ventre. »
Elle les accueille comme on ne reçoit plus, à sa sortie du bain,
habillé de gaze, d’or et d’encens, entourée de ses confidentes
et de ses servantes. La scène est digne d’un tableau de Ingres ou
de Delacroix. « Il
y avait quatre femmes danseuses et chanteuses almées. La feste a
duré depuis 6 heures jusqu’à 10 heures ½, le tout entremêlé de
coups pendant les entractes. Deux joueurs de rebeks assis par terre
ne discontinuaient pas de faire crier leur instrument. Quand Kuchuk
s’est déshabillée pour danser, on leur a descendu sur les yeux un
pli de leur turban afin qu’ils ne vissent rien. »
Il repense aux bordels de Paris, aux autres femmes qu’il a connues,
pas une à l’évidence ne soutient la comparaison. Le charme de
l’exotisme, son étrangeté et son mystère jouent, c’est
certain, ils ne parlent pas la même langue mais les corps savent
rapidement trouver un langage dépourvu de toute ambiguïté. « Je
l’ai sucée avec rage »,
« Quant
aux coups, ils ont été bons. Le troisième
surtout a été féroce, et le dernier sentimental. »
Il se surprend à passer toute la nuit avec elle, à la contempler
pendant qu’elle dort dans ses bras,
« J’ai
passé la nuit dans des intensités rêveuses infinies. C’est pour
cela que j’étais resté. »
Au matin, il repart pourtant « Nous
nous sommes dit là beaucoup de choses tendres, nous nous serrâmes
vers la fin d’une façon triste et amoureuse. » ...
Extrait de Portraits de social-traîtres paru aux éditions de l'Irrémissible http://www.frederic-gournay.com