Lorsque Gauguin embarque à bord d’un navire marchant en 1891 pour une
traversée de deux mois à destination de la Polynésie française,
il laisse derrière lui femme et enfants, travail, amis, camarades,
compagnons de création et de misère. Mais ce qu’il fuit avant
tout, plus que la pauvreté accablante de la Métropole, c’est la
société elle-même, son travail aliénant, ses valeurs familiales
réactionnaires, son conformisme affligeant, son mauvais goût absolu
pour la pompe et les bains de sang – cette société qui vient
de traîner Flaubert et Baudelaire en procès, qui ignore tout encore
de Rimbaud et de Lautréamont, et qui va bientôt railler avec la
même fatuité Manet, Van Gogh et Cézanne. Bien plus, c’est à la
civilisation tout entière que Gauguin tourne le dos, et à sa grande
édificatrice, la religion judéo-chrétienne, responsable à ses
yeux, avec son labeur rédempteur, son ressentiment chevillé au
corps et sa conscience honteuse, de la décadence de l’homme
occidental.
Comme
d’autres avant lui, Gauguin part à la recherche d’un paradis
terrestre, celui perdu, peut-être, de son enfance péruvienne (cinq
années à Lima de trois à huit ans), de la genèse d’avant la
chute d’Adam, ou de ceux qu’il a entrevus au cours des sept
années passées avant son mariage à naviguer pour le compte de la
marine marchande. Il ne sait pas encore ce qu’il va trouver mais il
sait ce qu’il quitte : un continent braillard, sourd et
aveugle à son art et à celui de ses amis, qu’ils s’appellent
Émile Bernard, Camille Pissaro ou Vincent Van Gogh. L’art ici,
tout simplement, est impossible, que ce soit en Normandie, en
Bretagne ou à Arles ; les communautés d’artistes qu’il y a
fondées avec plus ou moins de réussite ne l’ont mené nulle part,
il le sait, aucune reconnaissance ni considération ne sont plus à
attendre de ce pays qui célèbre les Pompiers pour mieux mépriser
les « Fauves » en devenir. « Impressionnisme »,
« cloisonnisme », « synthétisme », rien n’y
fait, la France reste « académique. » Avant le grand
départ pour la Polynésie, il y a eu plusieurs tentatives : le
Danemark, le Panama avec le peintre Charles Laval, la Martinique ;
il a songé au Tonkin, à Madagascar, ce sera finalement Tahiti.
Gauguin l’asocial est toujours en quête d’une communauté
d’hommes capables de l’accepter tel qu’il est, c’est-à-dire
hors norme, violent, immoral, imprévisible, unique, sauvage dans
l'art comme dans la vie.
Imitation
puérile et grotesque
Gauguin
part sans prévention, « sans
esprit de comparaison »,
il arrive à Papeete, la déception ne se fait guère attendre, à
peine débarqué il assiste à l’enterrement expédié du dernier
roi indigène de l’île ; l’administration locale bâcle la
cérémonie, les fonctionnaires s’en détournent aussi rapidement
qu’ils en sont venus, les natifs eux-mêmes semblent désabusés ou
indifférents. Gauguin comprend tout de suite que c’est la culture
maorie que l’on vient d’inhumer sous ses yeux. « Avec
lui, la tradition maorie était morte. C’était bien fini. La
civilisation, hélas ! triomphait – soldatesque, négoce
et fonctionnarisme. »
La veille Europe dont il pensait s’affranchir en venant ici est
partout présente « – Sous
les espèces aggravantes encore du snobisme colonial, d’une
imitation puérile et grotesque jusqu’à la caricature. »
Dépité, il s’efforce de trouver encore quelques valeurs et
quelque grâce aux derniers représentants de cette tradition
fantasmée. Il essaye de faire abstraction de la réalité triviale
et sordide de la colonisation, y arrive par moment ; des
visages, un profil, une tenue, un sourire évoquent vaguement en lui
ce qu’a pu être autrefois la grandeur et la magnificence de cette
peuplade aujourd’hui soumise. « Écoeuré
par toute cette trivialité européenne, trop récemment débarqué
pour avoir pu démêler ce qui persiste de national dans cette race
vaincue, de réel et de beau sous le factice et désobligeant placage
de nos importations, j’étais en quelque sorte aveugle. »
Il travaille à se déciller les yeux, à se défaire de ses
préjugés, de ses a priori d’Occidental en quête d’exotisme.
La
princesse était délicieuse
Il
y parvient peu à peu, il évite de fréquenter les fonctionnaires de
l’île, se trouve une vahiné, se met au dialecte local. Il n’est
pas dupe de sa jeune compagne, ni de leur relation biaisée d’emblée,
« Je
savais bien que son amour, très intéressé, n’eut guère pesé
plus lourd dans des esprits strictement européens, que la
complaisance vénale d’une fille. »
À travers elle cependant, et malgré l’intéressement légitiment
supposé, il commence à percevoir une fierté, un orgueil, une pose
altière qui le fascinent, quelque chose de féodal et
d’aristocratique demeure chez cette jeune fille qui le toise et se
moque parfois de lui. Mais il sait qu’en restant à Papeete, auprès
de cette « demi-blanche »,
corrompue par le contact des hommes du continent, il ne découvrira
rien de ce qu’il cherche ; il s’est fait une raison, « Les
Européens ont dans ce pays rabaissé tout à leur niveau. »
Avant son déménagement pour un coin plus reculé de l’île, une
prétendue princesse lui rend visite, il est malade, alité, retardé
dans son départ par un reste de bronchite contractée en France.
Gauguin n’est pas encore débarrassé totalement de sa vision
d’Européen, de ses représentations étroites d’homme blanc
nouvellement arrivé, mais quelque chose va se passer au contact de
la « princesse » et lui permettre de changer de regard
sur la beauté maorie. « Sa
légère robe transparente se tendit sur les reins, des reins à
supporter un monde : il n’y avait pas d’erreur, c’était
bien une princesse ; ses aïeux ? des géants braves et
forts. Sur ses puissantes épaules la tête était solidement
plantée. Je ne vis un instant que sa mâchoire d’anthropophage,
ses dents prêtes à me déchirer, son regard fuyant de rusé animal,
et malgré un très beau front noble, je la trouvai tout à fait
laide. »
Gauguin a malgré tout le sens du rang et de l’hospitalité (ne
descend-il pas lui-même par sa mère d’un vice-roi du Pérou ?),
il lui propose de l’absinthe, qu’ils boivent ensemble, lui
allongé, elle assise, sur le lit. La bouteille file, et les yeux de
Gauguin découvrent peu à peu son hôte sous une autre lumière ;
elle roule une cigarette tahitienne, s’allonge auprès de lui,
« Ses
deux pieds caressaient le bois d’extrémité, telle la langue d’un
tigre sur son crâne. Son visage s’était singulièrement radouci
et animé. Je m’imaginai entendre le ronron d’un félin méditant
une horrible sensualité. Comme l’homme est changeant !
Voilà que je la trouvai belle, très belle. Et quand elle me dit de
la saccade dans la voix : “ Tu
es joli ”,
un grand trouble m’envahit. Décidément, décidément… la
princesse était délicieuse. »
Elle lui récite une fable de La Fontaine, La
Cigale et la fourmi,
souvenir d’un passage chez les bonnes sœurs, Gauguin va saisir
d’un coup tout ce qui peut séparer deux cultures et ce qui peut
rapprocher deux êtres sur un même lit. « Les
fourmis ! (Et sa bouche indiquait le dégoût.) Les cigales !
comme je les aime. C’est si beau, si bon de chanter. Chanter
toujours. Donner toujours… toujours. »
Avec fierté, elle clôt l’entrevue, « Quel
beau royaume était le nôtre, celui où l’homme comme la terre
prodiguait ses bienfaits, nous chantions toute l’année. »
Elle se lève et l’abandonne à ses rêveries. Gauguin sait
désormais que son destin est lié à cet archipel et à ces femmes,
dépositaires selon lui, bien plus que les hommes, de la tradition
ancestrale dont il veut percer le mystère.
La
flamme intense d’une force contenue
Le
voilà installé entre mer et montagnes, dans une case ouverte sur le
ciel, « J’étais
bien loin de ces prisons, les maisons européennes. »
Il apprend qu’il ne sait rien, qu’ici son argent ne sert à rien,
que ses mains d’artistes lui sont d’aucune utilité pour subvenir
à ses besoins. Il meurt de faim, de honte, un reste d’orgueil
l’oblige à refuser la charité de ses voisins bienveillants, avant
de l’accepter. « J’étais
donc, moi, l’homme civilisé, inférieur, pour l’instant, aux
sauvages vivants heureux autour de moi, dans un lieu où l’argent,
qui ne vient pas de la nature, ne peut servir à l’acquisition des
biens essentiels que la nature produit. »
Les enfants les premiers font le lien, puis les femmes, presque aussi
curieuses que lui, enfin les hommes ; débute alors entre eux un
apprivoisement commun, fait d’attentions patientes et d’échanges
respectueux. La relativité des points de vue ne tarde pas à
s’imposer à son esprit comme une évidence, « Comme
eux pour moi, j’étais pour eux le “ sauvage ”.
Et c’est moi qui avais tort peut-être. »
Il se met au travail, la sculpture, la peinture, ça ne vient pas,
quelque chose le dérange toujours. « …
Cela était si simple pourtant de peindre comme je voyais, de mettre
sur ma toile, sans tant de calculs, un rouge, un bleu ! Dans les
ruisseaux, des formes dorées m’enchantaient ; pourquoi
hésitais-je à faire couler sur ma toile tout cet or et toute cette
joie du soleil ? – Veilles routines d’Europe, timidités
d’expression de races dégénérées !... »
Gauguin doit se défaire de sa dépouille usée d’homme civilisé
s’il veut parvenir à créer, à rendre compte de la nature et des
individus qui l’entourent. Quelques semaines de plus, à vivre avec
eux, à vivre comme eux, à moitié nu, partageant leur nourriture,
leur indolence, leur joie et leurs moments de gravité, et la
transformation s’effectue (« Depuis
des mois que je ne parlais plus le français »),
il se sent enfin prêt pour un portrait. C’est encore une femme qui
va être à l’origine du déclic artistique de Gauguin, une des
voisines venue lui rendre visite qui a refusé de poser pour lui
avant de changer d’avis. Devant elle, tout devient clair et
évident. « J’eus
conscience que mon examen de peintre comportait, avec une profonde
étude de la vie intérieure du modèle, comme une prise de
possession physique, comme une sollicitation tacite et pressante,
comme une conquête absolue et définitive. »
Ce n’est pas son regard qui voit autrement, ses yeux qui
apercevraient quelque chose qui aurait été caché, non, tout est
là, c’est lui qui a changé. « J’ai
mis dans ce portrait ce que mon cœur a permis à mes yeux de voir,
et surtout peut-être ce que les yeux, seuls, n’eussent pas vu ».
Il s’empresse de fixer sa beauté sur la toile, ce mélange de
mélancolie et d’amertume mêlée au plaisir, « ce
don de la passivité »,
il veut absolument retranscrire ça, ce qui vibre dans son visage,
« cette
flamme intense d’une force contenue »
qui l’obsède.
Profonde
philosophie
Il
est libéré, travaille mieux, ses journées sont pleines d’entrain
et d’espoir, ses voisins sont devenus des amis, il décrit de mieux
en mieux, dans son journal comme sur la toile, les Tahitiens qu’il
apprend à connaître chaque jour davantage, et avec quel style :
« Les
tons mats de leur corps font une belle harmonie avec le velours du
feuillage, et de leur poitrines cuivrées sortent de vibrantes
mélodies qui s’atténuent en s’y heurtant au tronc rugueux des
cocotiers. »
Des habitudes et du confort européens, il ne lui reste plus rien, la
relation au temps elle-même a changée, il vit au jour le jour,
goûtant la sagesse des insulaires, « Demain ?
Peut-être ! Et demain le soleil, en tout cas, se lèvera comme
il s’est levé aujourd’hui, bienfaisant et serein. Est-ce là de
l’insouciance, de la légèreté ou – qui sait ? –
de la plus profonde philosophie. Prends garde au luxe, prends garde
d’en contracter le goût sous prétexte de prévoyance !... »
Gauguin effectue le chemin inverse de l’humanité occidentale, il
se « décivilise », apprend à désapprendre, comme le
Rimbaud d’Une
saison en enfer,
il se veut sauvage, une « brute » en opposition à la
race inférieure et dégénérée dont il est issu, en révolte
contre le « peuple », la « raison », la
« nation » et la « science », tous ces
succédanés modernes et réversibles de la religion. « La
civilisation s’en va petit à petit de moi. Je commence à penser
simplement, à n’avoir que peu de haine pour mon prochain –
mieux, à l’aimer. » ...
Extrait de Portraits de social-traîtres paru aux éditions de l'Irrémissible http://www.frederic-gournay.com