mercredi 5 août 2015

La course aux étoiles - Nouvel extrait





        Le corps découpe le bloc compact des chairs, on avance en sectionnant du coude, en tranchant du bras, le dos casse les résistances, le genou vient en aide, les membres enchevêtrés ne cèdent qu’en poussant plus fort. La porte des loges est à dix mètres, une distance quasi infranchissable vu la densité de la foule, mon frère suit derrière avec Estelle et François, Marc n’est pas loin, à moins qu’il ne se soit encore parti à la recherche d’une clope, d’une bière ou d’une fille ; l’escalier qui mène à la salle de concert est saturé, le public déborde de toute part, aucun espace libre ne subsiste, les personnes s’accrochent aux rambardes, montent aux rebords des fenêtres, sur les radiateurs, les plantes ; Alain qui a tenu la caisse un moment prétend qu’il y a plus de deux mille personnes, c’est impossible, cette salle n’a jamais été prévue pour accueillir autant de monde. Les Supersuckers terminent leur set, j’entrevois Sacha dans les marches, prostré, il ne me voit pas, je pousse encore, parviens à me faire identifier par le roadie qui fait office de vigile, il râle du monde qui m’accompagne, laisse entrer, Marc se faufile in extremis avant que la porte ne se referme. Un peu plus d’air, d’espace, je retrouve Aurélien qui discute avec le bassiste des Mad Pop X, où sont les bières ? j’sais pas s’il en reste, le grand frigo au fond, ça été ? pour un premier concert, t’as assuré, les retours, j’entendais rien, c’est pas grave, j’ai croisé Sacha, qu’est-ce qu’il a ? laisse-le, il est toujours comme ça après les concerts, jamais content, il a cassé deux cordes de suite, ça l’a foutu un peu en l’air, Kader a déchiré il paraît, dès l’intro, les Thugs vont commencer, les Supersuckers putain, ces gars-là ont tourné avec Nirvana, t’as vu le monde ? Je me tourne vers mon frère, comment c’était ? vous avez pas joué les morceaux que je préfère, c’est dommage, Estelle ? on n’entendait pas très bien, le son était bizarre, François ? Super bien, non, sérieux, su-per-bien, je descends une Kro tiède, Marc roule un joint, François fait rigoler Estelle en faisant une tête de fou. En fait, ce concert, je n’en ai aucun souvenir, si ce n’est que j’ai eu du mal sur ce foutu morceau pop, que j’étais à contretemps sur Duende, j’entendais pas la guitare, sinon, ça a défilé à une vitesse folle, quelques frissons, un cœur à fond, le public déjà nombreux, une multitude de visages. Envie d’avoir l’avis de Kader, quelqu’un l’a vu ? en bas je crois. Le premier morceau des Thugs résonne, les escaliers et les couloirs se vident, tout le monde pousse, veut entrer à tout prix dans la salle comble, un son lourd et épais traverse les murs, je descends, croise Sacha, regard perdu, c’était nul, on a fait n’importe quoi, j’esquive, loge du bas, Kader descend du whisky avec les autres membres de Mad Pop X, bouteille personnelle qu’il s’est bien gardé de ramener là-haut, gorgées échangées, t’as bien joué, laisse Sacha, faut qu’il se fasse autopsier, non Kader, psychanalyser ; le batteur des Mad est là, une brute, avec une technique impressionnante, puissant et précis, une dégaine pas possible, casquette vissée sur la tête et mégot au coin de la bouche, des grimaces à la Popeye quand il joue, lui aussi laisse du sang sur la caisse-claire, j’ai joué sur ses fûts, le remercie, ah faut travailler, y ’a pas de secret, une autre rasade de whisky ? On m’indique l'escalier dérobé qui monte directement aux coulisses, couloirs enfumés, chaleur suffocante, la même densité que dans la salle, les proches, les fans, je joue des épaules, me place derrière l’ampli basse. Les Thugs m’ont toujours laissé indifférent, mais là, à les regarder jouer, c’est autre chose, rarement vu des gars aussi ensemble, le batteur a limité son kit au minimum, pas de toms, une seule cymbale ; le bassiste, penché sur ses retours, la basse sur les genoux, se contente de deux cordes ; le chanteur et le guitariste de trois accords, toujours les mêmes, chacun appliqué à saturer la mélodie de bruit, à pousser le son à son maximum ; jamais de démonstration, ni d’intention, leur jeu transpire la modestie et la sincérité, l’engagement total et dévoué, de vrais jansénistes à la Fugazi ou à la Shellac, même si c’est pas le même son. C’est peut-être ça qui m’ennuie, ce côté moral même quand ils jouent, ils leur manquent ce côté un peu dégueulasse, vicieux, le mauvais goût propre au rock, le musicalement incorrect, ou je suis trop dans mon concert, c’est moi qui n’arrive pas à prendre mon plaisir. Où est Estelle ? Mon frère et François doivent être avec elle, je replonge dans la salle, rencontre Annabella, a failli se battre tout à l’heure avec deux mecs qui avaient osé dire à la fin de notre prestation « Allez jouer ailleurs », les avait copieusement insultés, les gars voulaient simplement qu’on continue dans un autre endroit après, ils avaient aimé, voulaient nous suivre, à moins qu’ils n’aient brusquement retourné leur avis devant cette blonde vénitienne furibarde tout à fait disposée à leur en coller une. Annabella est vraiment jolie, Aurélien a de la chance, ses yeux bleus me retiennent, ses taches de rousseur m'égarent, il fait trop chaud, on étouffe, la salle est pleine à ras bord, les backstages saturés, le bar inaccessible, les loges sont le seul endroit vivable, j’y retrouve les autres ; les bouteilles et les joints circulent, on ne tarde pas à être tous dans un bel état, sauf Estelle, elle ne boit pas, ne fume pas, elle s’ennuie un peu, je vois les yeux mi-clos de mon frère, on ne va pas tarder, c’est lui qui conduit, je récupère les cymbales et ma caisse-claire, cherche indéfiniment mes baguettes sans les trouver ; dehors, la neige fondue a verglacé. Devant la voiture, François nous dit au revoir, il va rentrer à pied, n’habite pas loin, c’était vraiment très bien, pas vu Sacha ? parti avec Hanna, Marc est resté, toujours le dernier couché, tu le connais. Derrière les portes vitrées de l’entrée, Kader nous fait de grands signes, on ne lui a pas dit qu’on partait, il est en tee-shirt, ne veut pas sortir, ne tient pas à prendre froid pour sa gorge, j’appose ma bouche à la vitre, signe que je l’embrasse, il s’approche à son tour, colle à travers le verre ses lèvres aux miennes, sourit, articule un muet « à bientôt. »

Extrait de La course aux étoiles, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible