Le
corps découpe le bloc compact des chairs, on avance en sectionnant
du coude, en tranchant du bras, le dos casse les résistances, le
genou vient en aide, les membres enchevêtrés ne cèdent qu’en
poussant plus fort. La porte des loges est à dix mètres, une
distance quasi infranchissable vu la densité de la foule, mon frère
suit derrière avec Estelle et François, Marc n’est pas loin, à
moins qu’il ne se soit encore parti à la recherche d’une clope,
d’une bière ou d’une fille ; l’escalier qui mène à la
salle de concert est saturé, le public déborde de toute part, aucun
espace libre ne subsiste, les personnes s’accrochent aux rambardes,
montent aux rebords des fenêtres, sur les radiateurs, les plantes ;
Alain qui a tenu la caisse un moment prétend qu’il y a plus de
deux mille personnes, c’est impossible, cette salle n’a jamais
été prévue pour accueillir autant de monde. Les Supersuckers
terminent leur set, j’entrevois Sacha dans les marches, prostré,
il ne me voit pas, je pousse encore, parviens à me faire identifier
par le roadie qui fait office de vigile, il râle du monde qui
m’accompagne, laisse entrer, Marc se faufile in extremis avant que
la porte ne se referme. Un peu plus d’air, d’espace, je retrouve
Aurélien qui discute avec le bassiste des Mad Pop X, où sont les
bières ? j’sais pas s’il en reste, le grand frigo au fond,
ça été ? pour un premier concert, t’as assuré, les
retours, j’entendais rien, c’est pas grave, j’ai croisé Sacha,
qu’est-ce qu’il a ? laisse-le, il est toujours comme ça
après les concerts, jamais content, il a cassé deux cordes de
suite, ça l’a foutu un peu en l’air, Kader a déchiré il
paraît, dès l’intro, les Thugs vont commencer, les Supersuckers
putain, ces gars-là ont tourné avec Nirvana, t’as vu le monde ?
Je me tourne vers mon frère, comment c’était ? vous avez pas
joué les morceaux que je préfère, c’est dommage, Estelle ?
on n’entendait pas très bien, le son était bizarre, François ?
Super bien, non, sérieux, su-per-bien, je descends une Kro tiède,
Marc roule un joint, François fait rigoler Estelle en faisant une
tête de fou. En fait, ce concert, je n’en ai aucun souvenir, si ce
n’est que j’ai eu du mal sur ce foutu morceau pop, que j’étais
à contretemps sur Duende,
j’entendais pas la guitare, sinon, ça a défilé à une vitesse
folle, quelques frissons, un cœur à fond, le public déjà
nombreux, une multitude de visages. Envie d’avoir l’avis de
Kader, quelqu’un l’a vu ? en bas je crois. Le premier
morceau des Thugs résonne, les escaliers et les couloirs se vident,
tout le monde pousse, veut entrer à tout prix dans la salle comble,
un son lourd et épais traverse les murs, je descends, croise Sacha,
regard perdu, c’était nul, on a fait n’importe quoi, j’esquive,
loge du bas, Kader descend du whisky avec les autres membres de Mad
Pop X, bouteille personnelle qu’il s’est bien gardé de ramener
là-haut, gorgées échangées, t’as bien joué, laisse Sacha, faut
qu’il se fasse autopsier, non Kader, psychanalyser ; le
batteur des Mad est là, une brute, avec une technique
impressionnante, puissant et précis, une dégaine pas possible,
casquette vissée sur la tête et mégot au coin de la bouche, des
grimaces à la Popeye quand il joue, lui aussi laisse du sang sur la
caisse-claire, j’ai joué sur ses fûts, le remercie, ah faut
travailler, y ’a pas de secret, une autre rasade de whisky ?
On m’indique l'escalier dérobé qui monte directement aux
coulisses, couloirs enfumés, chaleur suffocante, la même densité
que dans la salle, les proches, les fans, je joue des épaules, me
place derrière l’ampli basse. Les Thugs m’ont toujours laissé
indifférent, mais là, à les regarder jouer, c’est autre chose,
rarement vu des gars aussi ensemble, le batteur a limité son kit au
minimum, pas de toms, une seule cymbale ; le bassiste, penché
sur ses retours, la basse sur les genoux, se contente de deux
cordes ; le chanteur et le guitariste de trois accords, toujours
les mêmes, chacun appliqué à saturer la mélodie de bruit, à
pousser le son à son maximum ; jamais de démonstration, ni
d’intention, leur jeu transpire la modestie et la sincérité,
l’engagement total et dévoué, de vrais jansénistes à la Fugazi
ou à la Shellac, même si c’est pas le même son. C’est
peut-être ça qui m’ennuie, ce côté moral même quand ils
jouent, ils leur manquent ce côté un peu dégueulasse, vicieux, le
mauvais goût propre au rock, le musicalement incorrect, ou je suis
trop dans mon concert, c’est moi qui n’arrive pas à prendre mon
plaisir. Où est Estelle ? Mon frère et François doivent être
avec elle, je replonge dans la salle, rencontre Annabella, a failli
se battre tout à l’heure avec deux mecs qui avaient osé dire à
la fin de notre prestation « Allez jouer ailleurs », les
avait copieusement insultés, les gars voulaient simplement qu’on
continue dans un autre endroit après, ils avaient aimé, voulaient
nous suivre, à moins qu’ils n’aient brusquement retourné leur
avis devant cette blonde vénitienne furibarde tout à fait disposée
à leur en coller une. Annabella est vraiment jolie, Aurélien a de
la chance, ses yeux bleus me retiennent, ses taches de rousseur
m'égarent, il fait trop chaud, on étouffe, la salle est pleine à
ras bord, les backstages saturés, le bar inaccessible, les loges
sont le seul endroit vivable, j’y retrouve les autres ; les
bouteilles et les joints circulent, on ne tarde pas à être tous
dans un bel état, sauf Estelle, elle ne boit pas, ne fume pas, elle
s’ennuie un peu, je vois les yeux mi-clos de mon frère, on ne va
pas tarder, c’est lui qui conduit, je récupère les cymbales et ma
caisse-claire, cherche indéfiniment mes baguettes sans les trouver ;
dehors, la neige fondue a verglacé. Devant la voiture, François
nous dit au revoir, il va rentrer à pied, n’habite pas loin,
c’était vraiment très bien, pas vu Sacha ? parti avec Hanna,
Marc est resté, toujours le dernier couché, tu le connais. Derrière
les portes vitrées de l’entrée, Kader nous fait de grands signes,
on ne lui a pas dit qu’on partait, il est en tee-shirt, ne veut pas
sortir, ne tient pas à prendre froid pour sa gorge, j’appose ma
bouche à la vitre, signe que je l’embrasse, il s’approche à son
tour, colle à travers le verre ses lèvres aux miennes, sourit,
articule un muet « à bientôt. »
Extrait de La course aux étoiles, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible