mercredi 10 juin 2015

Le mal-aimant - Troisième extrait



    Les murs vibrent, les fenêtres tremblent, Estelle me crie de mettre plus fort, vas-y on est le 31, on s’en fout des voisins ! Au milieu de la pièce, elle danse comme les filles des clips de ragga, épaules en arrière, torse bombé, cuisses écartées et zone pelvienne en avant dessinant des huit hypnotiques, la tête haute, l’expression altière, détachée du reste par un cou tenu toujours droit ; ce n’est pas du peep-show, plutôt une danse du ventre des îles, ou du flamenco antillais sur de la jungle poussée à fond. Elle refuse le verre de champagne que je lui tends, me désigne le punch trop fort que je lui ai préparé avant le repas et qu’elle n’a pas fini, j’ai pas besoin de ça pour m’éclater. Moi si, je vide la coupe à sa place et à sa santé, puis le punch, me colle à elle, essaye de suivre les ondulations de son bassin. Elle me félicite en créole, vas-y timal, bougé é bougé, si ça ne tenait qu’à moi on passerait le reste de la soirée comme ça, sans voir personne, elle continuerait de danser et moi de boire, elle resterait à dormir et je pourrais plonger entre ses cuisses sans qu’elle puisse vraiment dire non, mais Estelle tient absolument à sortir ce soir, à aller à Bastille ou aux Champs-Élysées, à voir du monde. J’ai toujours détesté les Premiers de l'an, c’est comme sortir le samedi soir, je laisse ça aux provinciaux et aux banlieusards, aux personnes qui travaillent. Il m’est arrivé plusieurs fois de passer le réveillon seul, comme pas mal de samedis soirs, à me remettre des excès de la semaine, et ce soir j’en ferais bien autant avec Estelle. Il est bientôt minuit, elle me presse, on va rater le feu d’artifice, t’es sûr que y’en a un ? moi j’ai lu ça nulle part, la tour Eiffel illuminée et la grande roue, ouais ouais, je prends une bouteille ? t’as pas assez bu comme ça ? Dans l’ascenseur je l’embrasse dans le cou, lui passe une main sur les fesses, elle n’apprécie qu’à moitié, et Jade, qu’est-ce qu’elle va penser de tout ça ? mais c’est fini avec Jade, tu m’avais dit que t’étais encore sorti avec elle l’autre soir, c’était en boîte, ça compte pas. Sur le trottoir, je cherche des yeux un épicier ouvert pour pouvoir acheter à boire, Estelle ne me laisse pas le temps de sortir l'argent, allez viens, j’entends le métro qui arrive, on va le rater. 
Dans la rame, debout devant nous un couple s’embrasse, la fille, la main sur la nuque de son mec, me jette par-dessus l'épaule des regards que je n’arrive pas à interpréter, l’effet ricochet ? le crâne nouvellement rasé ? une marque sur le front ? Je mets un temps à décrocher mon regard du sien, m’efforce de me tourner vers Estelle quand je lui parle, et toi t’en es où avec ce mec rencontré en salle de sport ? coucher pour coucher ça ne m’intéresse pas, moi non plus, ah bon, on dirait pas, je cherche c’est tout, comme tout le monde, et bien moi je ne trouve pas. Estelle est partie dans ses pensées, quand c’est comme ça, c’est comme si je n’existais plus, comme si plus rien n’existait autour d’elle, je pourrais faire le pitre, tomber raide mort à ses pieds, elle le remarquerait à peine, il faut que je me mette en face d’elle et que je l’appelle Estelle pour qu’elle sorte d’elle-même et me réponde sèchement qu’est-ce qu’il y a Frédéric, sachant qu’on ne s’appelle jamais ainsi. Depuis qu’on n’est plus ensemble on a bien arrêté les diminutifs affectueux et autres sobriquets amoureux, mais on n’arrive toujours pas à s’appeler par le prénom, comme de vieux amis, en fait la plupart du temps, on ne s’appelle pas, c’est le tu directement, sans dénomination particulière. J’observe pendant ce temps-là la fille avec son mec, elle l’embrasse avec fougue, relève la tête vers moi, soutient mon regard. Je ne sais pas ce qu’elle me veut, ça doit l’exciter d’embrasser un mec en en allumant un autre, lui de dos ne peut rien deviner du petit manège, s’il était complice il se retournerait de temps à autre, elle prend bien soin à ce qu’il ne change pas de position, elle lui tient littéralement la tête. Qu’est-ce qu’elle s’imagine ? que je vais aller la brancher pour lui proposer un plan à trois, ou lui glisser discrètement mon numéro de téléphone dans la poche ? Elle sait que je suis accompagné, qu’il y a peu de chance que je bouge, elle se sent protégée par son mec, à l’abri du danger ; c’est comme ces filles aperçues sur le quai d’en face, avec lesquelles vous sentez qu’il se passe quelque chose, dans l’échange furtif de regards ou dans l’obstination trop marquée à ne pas vouloir vous voir, et qui une fois le métro arrivé lâche tout derrière la vitre, le grand sourire avec les yeux plongés droits dans les vôtres. 
Estelle reprend à voix haute le cours de son monologue intérieur, en fait je te préférais vraiment les cheveux longs, pas moi, signe de vanité, il  faut absolument que tu voies Fight Club, c’est bien ? on ira le voir ensemble, les singes de l’espace, toi qu’es lancée dans la muscu, ça va te parler, j’en fais pas tant que ça, tu déconnes, t’as un cul en acier, des abdos plaquette de chocolat et tes épaules seront bientôt plus balaises que les miennes, écoute Frédéric, chacun son propre rapport au corps, moi en ce moment c’est la diététique et la salle de sport, ça vaut bien l’alcool et les filles, non ? Elle referme la bouche sur une expression de mépris, son écoute Frédéric résonne à mes oreilles, cette fois-ci elle y a ajouté un ton de maîtresse d’école exaspérée ou de mère courroucée que je ne supporte pas, je pourrais lui arracher les lèvres de mes mains pour ces deux mots qui me renvoient d’un seul coup à ce qui nous sépare. À croire que l’on n’a jamais été ensemble, ou qu’intimes nous n’ayons fait que nous détester. Je ne me suis jamais battu avec Estelle, ni avec aucune autre fille d’ailleurs, je ne vais pas commencer pour la nouvelle année, vu la musculature qu'elle a en ce moment, je ne suis même pas sûr d’avoir le dessus. Je suis toujours dans ma colère froide et Estelle dans sa bouderie dédaigneuse quand je vois le couple quitter la rame, la fille a l’audace de se retourner et de me sourire avant de disparaître sous le bras de son mec ; je n’en reviens pas, elle n’a pas remarqué que je venais de me prendre le chou avec Estelle, à moins que ce ne soit ça qui l’ait fait sourire si largement. On va pas se faire la gueule toute la soirée, je fais pas la gueule, bon d’accord, on descend à la prochaine, on fera le reste à pied. 
Une fois dehors c’est la cohue des corps, rue de Rivoli il y a foule pour voir la grande roue et la tour Eiffel illuminée avec le compte à rebours géant, on se tient par la main pour ne pas se perdre dans le flot humain aux courants contraires ; certains descendent, d’autres remontent, beaucoup veulent traverser pour aller aux Jardins des Tuileries. On n’a pas d’heure sur nous, mais on devine qu’il doit être bientôt minuit car tout le monde s’immobilise et regarde vers la tour Eiffel, le décompte des secondes commence à s’élever, en cœur de plus en plus fort, on lève les talons et on tend le cou pour tenter de voir quelque chose, on entrevoit le compteur qui se bloque au chiffre quatre, puis s’éteint. Un silence immense se fait, personne ne comprend ce qui se passe, chacun se tourne vers son voisin incrédule, des rires railleurs, dont les nôtres, commencent à fuser, on a volé le temps ! au voleur, rendez-le-nous ; un mec devant nous, il paraît que cette année le Nouvel An sera en retard, une petite fille à ses côtés, alors elle va pas décoller ce soir la tour Eiffel ? Le décompte du temps officiel qui s’enraille, si c’est pas significatif de notre époque ça. Des bouchons de champagne sautent, donnant le vrai signal du passage du temps, les personnes crient, se prennent dans les bras. Je me tourne vers Estelle pour l’embrasser sur la bouche, ses lèvres s’entrouvrent à peine, bonne année, à toi aussi, la tour Eiffel se rallume avec quelques secondes de retard en scintillant de mille feux argentés, les premières explosions de couleur retentissent dans le ciel sans nuit de Paris, des klaxons et des cornes de brume se mêlent aux détonations.


Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible