Joëlle
Mathey, mais oui, c’est elle, bordel, la mémoire, quel panard,
Marcel donc plutôt que Louis-Ferdinand. Faut que je vous dise, y a
les Lab, c’est en parallèle, un journal intime, peu de
chose pour le moment, une dizaine de pages tapées et remises en page
pour L’irrémissible de
Fred Gournay, des pages nettoyées, aérées, lissées et
rendues par cela même plus fraîches, visibles et lisibles à
nouveau et avec Joëlle, un souvenir écran, je m’exhibe et elle,
comme au poker, elle suit, elle habitait sous gare à Lausanne mais
elle était déjà venue à Vuillemin, c’est elle qui là-bas
m’avait fait cette réputation d’enfer que j’y trainais à la
fin et qui a amené Sarah vers moi car c’est elle, entre autres,
mais elle, elle avait un ratio plus élevé car c’était elle le
« n’importe qui » qu’on retrouvait dans la phrase :
Tenret couche avec n’importe qui et avec n’importe quoi. Et oui,
pour les autres filles, elle était à la fois n’importe qui et
n’importe quoi.
Antoinette
avait dit à Sarah : Tenret habite juste à côté. C’est
incroyable les forts besoins sexuels qu’il a. Il ramène sans arrêt
des filles différentes chez lui. Je te jure, il n’hésite pas à
coucher avec n’importe qui.
Ce
qui n’était en rien mon propre sentiment. Je veux bien vous
accorder que je ne recherchais pas principalement la difficulté, les
obstacles insurmontables, l’amour unique mais toutes ces filles
avaient droit à ma reconnaissance et à un don, essentiellement
physique, de tout ce que j’étais. C’est sûr que je ne
recherchais pas la difficulté pour la difficulté, je ne suis pas un
putain de petit-bourgeois, je n’ai pas besoin de me ressourcer,
comme ils disent, de me faire peur. La peur, je connais, je vis
dedans 24 heures sur 24, la peur de manquer. Si ça marchait, je
n’allais pas cracher dans la soupe. Ou même sur la demoiselle
elle-même, à moins évidemment qu’elle ne me le demande…
Joëlle était instit, elle donnait dans le genre ONG : Tu comprends,
il m’a dit et pourquoi faut toujours que cela tombe sur moi, il
était devant Beaubourg et il m’a dit qu’il ne trouvait personne
avec qui coucher parce qu’il était arabe et donc j’y suis allée.
Et
pourquoi je pense à la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, à Loïc
et à l’Oiseau, ô non, elle n’a pas quand même elle aussi
couché avec Loïc ! ?
Elle
était dans la bande des quatre avec Carole, Antoinette et mon autre
voisine, celle qui a été serveuse ensuite au bar à cafés à côté
des arcades. Tout va-t-il ainsi reprendre forme ? Et surtout que
ça, c’est déjà fait en mieux et moi, moi, moi, que me
reste-t-il ? Des jours à tirer ? Des nuits de douleur ?
Un sommeil déstructuré comme ils disent ? Et pour le reste,
c’est simple en fait, le parcourt, c’est Bruxelles, Noëlle, oui,
elle était ma maison, Lausanne, Paris et y a eu des relais, Joëlle,
par exemple, ou Françoise, des relais entre Lausanne et Paris car je
n’ai pas réussi à m’arracher de là-bas comme je l’avais fait
avec Bruxelles, partir sans me retourner, mourir pour renaître.
Joëlle
avait une légère moustache, des poils sur les joues, un pubis velu,
des poils partout – j’adorais ça. La blonde nordique, les vieux
bébés imberbes, non merci et puis, c’est l’âme qui compte,
non ? Et là, je me regarde à nouveau écrire et ce n’est
pas ce qu’il faut faire, je me fais plaisir et ça ne se fait pas,
faut souffrir, souffrir et souffrir encore. Creuser dans sa
tristesse, ouvrir des mines de cafard, chanter le blues, gémir,
donner dans l’inflation victimaire, moi plus que toi non moi, moi
mal, mal, aïe, aïe, et l’enfance, et la retraite, et la guerre,
et les batailles, et mourir, et rire à nouveau… On choisit pas ses
parents, on choisit pas sa famille, on choisit pas ses sentiments, je
suis résilient, ça va pour moi, et Joëlle se donnait à moi et
moi, je me refusais, un peu ça allait mais j’étais farouche, je
grognais et je buvais et je ronflais. Résilience !
Mais dix
ans quand même pour y arriver, et dix ans ce n’est pas rien, un
vrai projet, 10 ans entre Bruges, quand j’étais chez Roland Brat
et Lausanne, des études à l’université, un Bac passé comme
candidat libre et obtenu, 10 ans et une tension de tous les instants.
Pour y arriver, j’ai dû entièrement me refaire, cesser de lever
un bras au-dessus de ma tête lorsqu’une main s’avançait vers
moi, créer de toutes pièces un autre Tenret, et encore un autre
Tenret, connaître la terreur, traverser une longue phase ascétique,
vivre à la campagne, loin des villes, me coucher à 21h30 tous les
soirs, ne fréquenter que ce que les Suisses appellent un « bar
à cafés », aller de temps en temps à l’usine, travailler
dans une menuiserie ou comme aide-jardinier, me taire, raser les
murs, trembler, avoir tellement peur d’être démasqué, faire la
plonge dans un hôtel-restaurant trois étoiles pendant que Noëlle
partait seule en vacances.
Et
son histoire d’aveugle, à Joëlle, j’aurais tant aimé qu’elle
me la raconte.
Yves Tenret