mercredi 13 mai 2015

Quand j'étais couché sur la femme à barbe







       Joëlle Mathey, mais oui, c’est elle, bordel, la mémoire, quel panard, Marcel donc plutôt que Louis-Ferdinand. Faut que je vous dise, y a les Lab, c’est en parallèle, un journal intime, peu de chose pour le moment, une dizaine de pages tapées et remises en page pour L’irrémissible de Fred Gournay, des pages nettoyées, aérées, lissées et rendues par cela même plus fraîches, visibles et lisibles à nouveau et avec Joëlle, un souvenir écran, je m’exhibe et elle, comme au poker, elle suit, elle habitait sous gare à Lausanne mais elle était déjà venue à Vuillemin, c’est elle qui là-bas m’avait fait cette réputation d’enfer que j’y trainais à la fin et qui a amené Sarah vers moi car c’est elle, entre autres, mais elle, elle avait un ratio plus élevé car c’était elle le « n’importe qui » qu’on retrouvait dans la phrase : Tenret couche avec n’importe qui et avec n’importe quoi. Et oui, pour les autres filles, elle était à la fois n’importe qui et n’importe quoi.
    Antoinette avait dit à Sarah : Tenret habite juste à côté. C’est incroyable les forts besoins sexuels qu’il a. Il ramène sans arrêt des filles différentes chez lui. Je te jure, il n’hésite pas à coucher avec n’importe qui.
   Ce qui n’était en rien mon propre sentiment. Je veux bien vous accorder que je ne recherchais pas principalement la difficulté, les obstacles insurmontables, l’amour unique mais toutes ces filles avaient droit à ma reconnaissance et à un don, essentiellement physique, de tout ce que j’étais. C’est sûr que je ne recherchais pas la difficulté pour la difficulté, je ne suis pas un putain de petit-bourgeois, je n’ai pas besoin de me ressourcer, comme ils disent, de me faire peur. La peur, je connais, je vis dedans 24 heures sur 24, la peur de manquer. Si ça marchait, je n’allais pas cracher dans la soupe. Ou même sur la demoiselle elle-même, à moins évidemment qu’elle ne me le demande…
    Joëlle était instit, elle donnait dans le genre ONG : Tu comprends, il m’a dit et pourquoi faut toujours que cela tombe sur moi, il était devant Beaubourg et il m’a dit qu’il ne trouvait personne avec qui coucher parce qu’il était arabe et donc j’y suis allée.
    Et pourquoi je pense à la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, à Loïc et à l’Oiseau, ô non, elle n’a pas quand même elle aussi couché avec Loïc ! ?
    Elle était dans la bande des quatre avec Carole, Antoinette et mon autre voisine, celle qui a été serveuse ensuite au bar à cafés à côté des arcades. Tout va-t-il ainsi reprendre forme ? Et surtout que ça, c’est déjà fait en mieux et moi, moi, moi, que me reste-t-il ? Des jours à tirer ? Des nuits de douleur ? Un sommeil déstructuré comme ils disent ? Et pour le reste, c’est simple en fait, le parcourt, c’est Bruxelles, Noëlle, oui, elle était ma maison, Lausanne, Paris et y a eu des relais, Joëlle, par exemple, ou Françoise, des relais entre Lausanne et Paris car je n’ai pas réussi à m’arracher de là-bas comme je l’avais fait avec Bruxelles, partir sans me retourner, mourir pour renaître.
    Joëlle avait une légère moustache, des poils sur les joues, un pubis velu, des poils partout – j’adorais ça. La blonde nordique, les vieux bébés imberbes, non merci et puis, c’est l’âme qui compte, non ? Et là, je me regarde à nouveau écrire et ce n’est pas ce qu’il faut faire, je me fais plaisir et ça ne se fait pas, faut souffrir, souffrir et souffrir encore. Creuser dans sa tristesse, ouvrir des mines de cafard, chanter le blues, gémir, donner dans l’inflation victimaire, moi plus que toi non moi, moi mal, mal, aïe, aïe, et l’enfance, et la retraite, et la guerre, et les batailles, et mourir, et rire à nouveau… On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille, on choisit pas ses sentiments, je suis résilient, ça va pour moi, et Joëlle se donnait à moi et moi, je me refusais, un peu ça allait mais j’étais farouche, je grognais et je buvais et je ronflais. Résilience !
    Mais dix ans quand même pour y arriver, et dix ans ce n’est pas rien, un vrai projet, 10 ans entre Bruges, quand j’étais chez Roland Brat et Lausanne, des études à l’université, un Bac passé comme candidat libre et obtenu, 10 ans et une tension de tous les instants. Pour y arriver, j’ai dû entièrement me refaire, cesser de lever un bras au-dessus de ma tête lorsqu’une main s’avançait vers moi, créer de toutes pièces un autre Tenret, et encore un autre Tenret, connaître la terreur, traverser une longue phase ascétique, vivre à la campagne, loin des villes, me coucher à 21h30 tous les soirs, ne fréquenter que ce que les Suisses appellent un « bar à cafés », aller de temps en temps à l’usine, travailler dans une menuiserie ou comme aide-jardinier, me taire, raser les murs, trembler, avoir tellement peur d’être démasqué, faire la plonge dans un hôtel-restaurant trois étoiles pendant que Noëlle partait seule en vacances.

    Et son histoire d’aveugle, à Joëlle, j’aurais tant aimé qu’elle me la raconte.


                                                                                   Yves Tenret