mercredi 1 avril 2015

Quand j'étais une fête





        Nous nous retrouvions au Welkom. Nicole se levait tôt, partait au travail et moi, je trainais dans l’appartement, je dessinais, je peignais, j’aquarellais, je voulais devenir peintre, j’étais peintre. Je trainais Nicole dans beaucoup d’expositions. J’étais toujours content, jamais contrarié. La liberté, c’est euphorisant.
    J’avais moi-même monté ma propre exposition à Ostende avec mes petites toiles à la Cobra. Nous avions même fait imprimer une affichette jaune-canaris. Nicole avait réussi à m’obtenir un article dans le journal local et suite à cela, l’exposition qui devait durer trois semaines n’avait durée que trois jours car les flics étaient passés vite fait. Ce show avait lieu dans ce qui nous avait semblé à Nicole et à moi être un grand café mais qui était en réalité un bar à filles. Le patron, c’était laisser convaincre par ma mère. Et les flics étaient passés pour lui dire qu’ils trouvaient que c’était de mauvais goût de faire galerie pendant la journée et bordel la nuit…
    À Bruges, avec Roland Brat, nous avions fait une grande peinture, une très grande peinture, un grand rouleau de toile non coupée, et nous l’avions cloué sur la façade de la petite maison qu’il louait au bord du canal et là aussi les flics étaient passés. Cette toile si jazzy, si free, cette impro à la Asger Jorn, à la Hugo Claus, on l’apercevait très bien du train lorsqu’il ralentissait avant le grand pont. Roland avait été obligé de la déclouer devant eux et de la ranger.
    Je ne buvais jamais d’alcool, je ne fumais pas, je mangeais comme un ogre, je n’achetais que des livres de poche et je parlais abondamment en un flot incessant de digressions fantastiques et je donnais surtout l’impression à la tribu des fils de bonne famille qui fréquentaient eux aussi le Welkom de crier tout le temps. Maigre, très maigre, avec un débit à la fois fluide et tout en saillies, par moment, je fusais de remarques désagréables, et eux pensaient que j’avais peut-être l’air d’un ange mais que dans le fond je n’étais rien d’autre qu’un petit bouffon, un résidu typique de folklore local, même quasi un stéréotype. Honnête, frontal, tribal et paumé, je me refaisais de fond en comble, tapissant petit à petit tous les couloirs et les pièces de mon esprit de dizaines de noms propres, et tout ceci de façon confuse, dans un amas sans contenu ni forme, une procession incohérente d’engouements passionnés, lisant compulsivement, allant voir tous les films, visitant toutes les expositions, écoutant goulument Jean-Sébastien Bach, John Coltrane et Stockhausen, entassant tout ça n’importe comment, délirant à tout va et passant des nuits entières à échanger des points de vue apparemment tous plus ou moins définitifs les uns que les autres. Chaque livre, chaque disque, chaque film étaient une question de vie ou de mort et rien n’avait jamais aucune l’importance…
    J’étais boulimique, j’avalais tout tout rond et je régurgitais tout cela, ce magma informe d’impressions confuses, d’intuitions fulgurantes et de fugitifs moments de grâce.
    En 1966, Bruxelles était encore une petite ville, toute petite, une cité provinciale. Cela datait de 1958 car lors de l’exposition universelle, elle avait éradiqué tout ce qui aurait pu attenter aux bonnes mœurs. Il n’y avait pas de vitrines en ces temps là, pas de rues de putes, pas de pute du tout. Une toute petite poignée de cinémas pornos. Tout était caché, emballé, pesé, vendu sous le manteau et y avait Fabiola, c’est à dire l’Espagne et pas de cul au cinéma. C’est pour ça que le bordel de ma mère était à 10 kilomètres de Bruxelles, sur la chaussée de Louvain.
    Le temps était épais, plein de lui-même mais fluide surtout, structuré d’inconscient, parfois comme un long dimanche d’après-midi au sortir de la cinémathèque après vu Les Fraises sauvages ou un Melville, et expliqué à un garçon stupéfait par le hiatus existant entre ta façon de t’exprimer et tes références, raconter donc que le Melville t’a fait penser à Charles Ives que tu viens de découvrir sur France-Musique et qui t’a marqué à jamais.
    Sauvage, creux et dense, funambule étincelant, sautillant au-dessus du vide, hallucinant et halluciné, bon danseur toujours assis, impatient, courant plutôt que marchant d’un endroit à l’autre, pouvant être caractérisé d’un unique trait,  le plus pertinent des impertinents : royalement improductif et noyant dans des pratiques compulsives ses angoisses existentielles. En ces temps là, la vie était une fête. Personne ne se prenait au sérieux et lui encore moins que personne.



                                                                                     Yves Tenret