Nous
nous retrouvions au Welkom. Nicole se levait tôt, partait au travail
et moi, je trainais dans l’appartement, je dessinais, je peignais,
j’aquarellais, je voulais devenir peintre, j’étais peintre. Je
trainais Nicole dans beaucoup d’expositions. J’étais toujours
content, jamais contrarié. La liberté, c’est euphorisant.
J’avais
moi-même monté ma propre exposition à Ostende avec mes petites
toiles à la Cobra. Nous avions même fait imprimer une affichette
jaune-canaris. Nicole avait réussi à m’obtenir un article dans le
journal local et suite à cela, l’exposition qui devait durer trois
semaines n’avait durée que trois jours car les flics étaient
passés vite fait. Ce show avait lieu dans ce qui nous avait semblé
à Nicole et à moi être un grand café mais qui était en réalité
un bar à filles. Le patron, c’était laisser convaincre par ma
mère. Et les flics étaient passés pour lui dire qu’ils
trouvaient que c’était de mauvais goût de faire galerie pendant
la journée et bordel la nuit…
À
Bruges, avec Roland Brat, nous avions fait une grande peinture, une
très grande peinture, un grand rouleau de toile non coupée, et nous
l’avions cloué sur la façade de la petite maison qu’il louait
au bord du canal et là aussi les flics étaient passés. Cette toile
si jazzy, si free, cette impro à la Asger Jorn, à la Hugo Claus, on
l’apercevait très bien du train lorsqu’il ralentissait
avant le grand pont. Roland avait
été obligé de la déclouer devant eux et de la ranger.
Je
ne buvais jamais d’alcool, je ne fumais pas, je mangeais comme un
ogre, je n’achetais que des livres de poche et je parlais
abondamment en un flot incessant de digressions fantastiques et je
donnais surtout l’impression à la tribu des fils de bonne famille
qui fréquentaient eux aussi le Welkom de crier tout le temps.
Maigre, très maigre, avec un débit à la fois fluide et tout en
saillies, par moment, je fusais de remarques désagréables, et eux
pensaient que j’avais peut-être l’air d’un ange mais que dans
le fond je n’étais rien d’autre qu’un petit bouffon, un résidu
typique de folklore local, même quasi un stéréotype. Honnête,
frontal, tribal et paumé, je me refaisais de fond en comble,
tapissant petit à petit tous les couloirs et les pièces de mon
esprit de dizaines de noms propres, et tout ceci de façon confuse,
dans un amas sans contenu ni forme, une procession incohérente
d’engouements passionnés, lisant compulsivement, allant voir tous
les films, visitant toutes les expositions, écoutant goulument
Jean-Sébastien Bach, John Coltrane et Stockhausen, entassant tout ça
n’importe comment, délirant à tout va et passant des nuits
entières à échanger des points de vue apparemment tous plus ou
moins définitifs les uns que les autres. Chaque livre, chaque
disque, chaque film étaient une question de vie ou de mort et rien
n’avait jamais aucune l’importance…
J’étais
boulimique, j’avalais tout tout rond et je régurgitais tout cela,
ce magma informe d’impressions confuses, d’intuitions fulgurantes
et de fugitifs moments de grâce.
En
1966, Bruxelles était encore une petite ville, toute petite, une
cité provinciale. Cela datait de 1958 car lors de l’exposition
universelle, elle avait éradiqué tout ce qui aurait pu attenter aux
bonnes mœurs. Il n’y avait pas de vitrines en ces temps là, pas
de rues de putes, pas de pute du tout. Une toute petite poignée de
cinémas pornos. Tout était caché, emballé, pesé, vendu sous le
manteau et y avait Fabiola, c’est à dire l’Espagne et pas de cul
au cinéma. C’est pour ça que le bordel de ma mère était à 10
kilomètres de Bruxelles, sur la chaussée de Louvain.
Le
temps était épais, plein de lui-même mais fluide surtout,
structuré d’inconscient, parfois comme un long dimanche
d’après-midi au sortir de la cinémathèque après vu Les
Fraises sauvages ou un Melville, et expliqué à un garçon
stupéfait par le hiatus existant entre ta façon de t’exprimer et
tes références, raconter donc que le Melville t’a fait penser à
Charles Ives que tu viens de découvrir sur France-Musique et qui t’a
marqué à jamais.
Sauvage,
creux et dense, funambule étincelant, sautillant au-dessus du vide,
hallucinant et halluciné, bon danseur toujours assis, impatient,
courant plutôt que marchant d’un endroit à l’autre, pouvant
être caractérisé d’un unique trait, le plus pertinent des
impertinents : royalement improductif et noyant dans des
pratiques compulsives ses angoisses existentielles. En ces temps là,
la vie était une fête. Personne ne se prenait au sérieux et lui
encore moins que personne.
Yves
Tenret