mercredi 29 avril 2015

Quand j'étais collectionneur






    Je voulais écrire la fille et j’ai écris la vie, c’est magnifique et en même temps hyper inquiétant. J’inverse beaucoup, il manque de plus en plus de lettres dans mes mots, les noms propres m’échappent, ce sont sans doute mes derniers moments de lucidité, au lieu de m’en servir pour me purifier, pour me préparer à la vie éternelle, au lieu de récurer mon âme, ne voilà-t-il pas que j’en profite pour vous conter toutes mes frasques, mes coups tirés, les filles qui ont le culot de se refuser à moi, tous mes échecs sociaux, qui se résument à un seul, je n’en branlais pas une, plus glandeur que moi, tu ne peux être qu’un courant d’air, je voulais donc écrire : Il y a la fille qui m’a dit qu’elle m’aimait parce que j’étais un ascète, elle était turque et se prénommait Aurore mais Aurore en turque (Denize ?), et celle qui ne m’a rien dit et celle qui à Vieuville, pendant que Carole faisait ses éternelles heures supplémentaires – non, non, elle n’était carrément pas là parce que cela a duré toute la nuit –, celle qui à Vieuville ne voulait pas de pénétration parce qu’elle avait promis à son mec de ne pas le tromper. Elle était si goulue, de mes baisers, de mon corps, de mes mains et de ma bouche sur elle, que je n’en revenais pas.
    Est-ce que c’est bien ce que je fais là ? Et pourquoi, pourquoi, toujours ce verbe faire qui revient et qui me tourmente ? C’est tellement clair pour moi que je veux dessiner, que je ne veux pas peindre, que je ne veux pas de ces grosses machines spectaculaires, je veux rester léger, à peine là, pudique, sobre, frais ! ô oui ! Frais ! Juste des petits croquis à la Fragonard, de belles ruines bien vivantes à la Hubert Robert, des ébauches, des esquisses, une voix, un type qui raconte doucement dans la nuit, qui dit quand j’ouvre le frigidaire, ma paranoïa s’éclaire et on sent qu’il sourit, qu’il est très très vieux, qu’il est seul, qu’autour de lui tout dort, il vit la nuit, il est usé mais il n’est pas fatigué, il est juste lui et totalement lui, dehors, il n’y a plus d’enjeu pour lui, il émet encore mais ne réceptionne plus, il fait ce qui lui reste à faire, il griffonne d’anciennes historiettes tendres et douces…
    J’ai toujours beaucoup d’affection et de reconnaissance pour celles qui furent le coup d’un soir. La fille me veut ? Je ne minaude pas. Je me donne… Hein ? Pourquoi, pour qui s’économiser ? Non ? Ça et mon goût du trash, la Turque accroupie dans cet invraisemblable appartement, tellement encombré, et elle, tel un cabri, sautant d’un meuble à l’autre puis pissant à grands jets dans l’évier, grand lui aussi, très grand, un évier à l’ancienne, et sale, très sale, bien sûr. Eh oui, les ascètes ont besoin de sexe, tellement besoin de sexe qu’ils pourraient en mourir ! Donc, j’ai toujours dit oui et mon cœur battait comme un fou et oui j’ai dit oui, je veux bien oui. Mais, des fois aussi, ça m’est aussi arrivé de chasser, de capturer, de séduire, je n’ai pas été que choisi, sélectionné à l’étal, consommé au coin du lit, comme ça, vite fait, cinq-à-sept fantaisiste, poire pour la soif.
    C’était aux Halles, elle est venue rue des Archives, à sa demande, je l’ai ensuite ramenée vers Saint-Michel, en passant, elle a pissé par terre, sur l’Ile, devant le Palais de Justice, juste à côté du kiosque qui la cachait d’une éventuelle voiture de passage, et le type qui m’avait vu la draguer discrètement d’une table à l’autre, elle s’ennuyait avec les siens, nombreux et bruyant, à mon habitude, j’étais seul et je lui avais fait des signes d’Indiens, avec mes grands yeux d’un bleu si profond et mes longs cils noirs papillonnant, nous nous étions rejoins aux chiottes, étouffant notre fou rire et nous nous étions éclipsés discrètement fonçant chez moi, consommer ce besoin soudain que nous avions eu l’un de l’autre et puis elle avait une vie et je n’en avais pas, elle voulait repartir de suite, je connaissais ce jeu, j’y étais déjà habitué et à ces filles que je ne revoyais jamais, je cachais mes larmes, ce bon vieux sentiment poignant d’abandon que cela réveillait en moi, je le cachais sous mes rires et mes éclats de voix.
    J’étais seul au monde mais roi de ce tout petit monde, une chambre, trois chemises et deux pantalons, une pile de livres, un gros cahier à moitié remplis, une plume Parker que le Gros avait achetée avec des chèques volés, des cartouches d’encre, pas de devoir, pas de sanction, pas de morale, un acharnement rare à me faire, à me défaire et surtout à ne rien faire.
    Donc le mec m’avait vu draguer à distance cette belle plante. Il devait être perse car il était typé et remarquablement fin et cynique. Quand au Saint-André-des-Arts, il m’a à nouveau remarqué mais cette fois-ci, englué dans le lourd sentimentalisme de Michel, toujours aussi drogué et alcoolique mais qui à présent s’était trouvé une infirmière à demeure pour lui torcher la bouche quand il bavait ce qui lui arrivait plus souvent qu’à son tour. Il me serrait fort dans ses bras, j’étouffais et l’autre Perse ricanait devant ma mine déconfite.
    Michel et moi, nous nous étions rencontrés à Rome, retrouvés en Suisse quand Michel dealait à Genève et voilà que cette fois-ci encore nous étions tous les deux là dans un bistrot de mancheux. Michel venait de faire un an dans une école de mime, quelque chose comme Lecoq, mais les grandes vacances avaient eu raison de ces bonnes résolutions et donc là, saoul la plupart du temps, il s’était remis au deal. Il occupait une très grande chambre de bonne près des Champs-Élysées, excusez du peu, et truandait à s’en rendre malade. Comme il ne payait pas l’électricité, lorsqu’on allait le voir fallait pianoter selon un code morse des plus compliqués sur sa porte qu’il finissait, les jours où il n’était pas dans son habituel bon vieil état semi comateux de drogué diabétique savoyard, par ouvrir. Il possédait un piano à queue et organisait parfois de somptueux et étranges repas avec un danseur asiatique et divers autres marginaux, repas qui étaient pris au sol car il ne possédait en tout et pour tout qu’une seule chaise et un vieux fauteuil branlant et profond.
    À Rome, il m’en avait fait voir mais nous nous aimions. Ici, tout ça c’était fini, dorénavant, il me dégoûtait un peu, j’avais épuisé toutes mes illusions sur les routards, les clochards, les indécrottables baba bavotant et adeptes d’un ésotérisme crétinoïde, L’herbe du diable et la petite fumée, Krisnamurti et, must des musts, Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Tout est là dedans, me répétait Michel. Pour lui faire plaisir, je l’avais emprunté à la Bibliothèque du Square du Temple, bibliothèque à laquelle je devais d’avoir lu avec passion tout le Journal intime de Léautaud qui portait une marque apposée par un tampon manuel sur toutes ses pages de garde : don de Madame Marie Dormoy. God, que d’émotions ! Et donc, dans ce Tournier je n’avais vu qu’une parodie lourdaude, affligée de ce stigmate si caractéristique de la deuxième moitié du vingtième siècle : le cul, ça fait moderne. Pauvre has been ! Le cul, c’est la chose qui est éternelle !



                                                                                                     Yves Tenret